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La littérature francophone de Belgique en 2017

2018-04-04StphanieCrteur

Stéphanie Crêteur

Abstract: Belgian French-speaking literature is unjustly unrecognised outside or even within the Belgian kingdom itself. Despite its proximity to the Parisian centre, Belgium has had a history that differ profoundly from that of France and can thus take an original look at current events. The year 2017 begins in an international climate more than uncertain, this poisonous atmosphere will have several consequences on our letters. First of all, from a thematic point of view,many authors, such as Geneviève Damas in Patricia, wonder about these crises that make the headlines. If they do not provide answers, they offer at least a new vision on the matter. Writing also becomes for some authors, such as Verheggen, Levaux or Van Rossom, became a harsh struggle with this world that disintegrates. Literature, under their pen, become a weapon. Finally, this disturbing news invites us to look at the foundations of our civilisation and culture. This comforting nostalgia will offer the reader a haven of peace. These few pages offer a non-exhaustive overview of the major works that were published in 2017.

Key words: Belgian francophone literature; current literary scene

LeCarnetetlesinstants*Magazine trimestriel qui rend compte de l’activité des auteurs de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Il se veut le reflet des moments forts de la vie littéraire belge. Tous les numéros (depuis 2011) sont disponibles sur le blog consacré la revue : https://le-carnet-et-les-instants.net/. La dernière consultation de toutes les ressources digitales : le 7 mai 2018.rappelle que l’année 2017 commence dans un climat international plus qu’incertain (de Trump au Brexit en passant par les guerres en Syrie ou la crise des migrants), ce climat délétère aura plusieurs répercussions sur nos lettres. Un retour vers notre patrimoine d’autant plus actuel que l’on a commémoré en 2017 une date-clé pour la naissance des lettres francophones de Belgique. C’est en effet l’année du cent-cinquantième anniversaire de l’uvre fondatrice des lettres belges :LaLégendeetlesaventureshéroïques,joyeusesetglorieusesdeThylUlenspiegeletdeLammeGoedzakaupaysdeFlandresetailleurs. Cette année 2017 fut aussi celle de la parution du second tome d’Histoire,formeetsensenlittérature.LaBelgiquefrancophone, cette série d’ouvrages, écrite par Marc Quaghebeur, se propose de faire un retour en arrière sur 《 cette entité pas comme les autres en Europe 》 qu’est la Belgique et d’y présenter les particularités de ce qui sera la 《 première littérature francophone consciente d’elle-même 》. Un retour en arrière nécessaire pour pouvoir aborder le présent...

Ces quelques pages proposent un tour d’horizon non exhaustif des grandesuvres qui ont été publiées cette année 2017. Douze mois qui furent extrêmement chargés pour les lettres francophones de Belgique. En effet, cette année a vu le retour sur la scène littéraire de quelques grands classiques : Jean-Philippe Toussaint, Amélie Nothomb, Geneviève Damas, Thomas Gunzig et l’ajout de quelques nouvelles plumes (telles celles de Christophe Levaux ou Charline Lambert) qui viennent agrandir la famille des écrivains francophones de Belgique et proposentune parole nouvelle. Ces auteurs belges, généralement publiés dans des maisons d’éditions françaises*Pour plus de renseignements sur la place des auteurs belges dans les Maisons d’éditions françaises, j’invite le lecteur consulter l’article de Prima⊇lleVertenoeil 《 La Belgitude des éditeurs français 》 paru dans Le Carnet et les Instants n°196 (Octobre-Décembre 2017). Analyse très complète des rapports ambigus entre le marché éditorial français et les auteurs belges.(Gallimard, Albin Michel, Éditions de Minuit, Quidam éditions, ...) réfléchissent chacunleur manière sur notre société au travers de leurs écrits.

I. Romans

a. Saga familiale

Honorons premièrement dans cet article, le gagnant du prix Rossel 2017*Évènement majeur de la vie littéraire belge institué en 1938, il récompense chaque année un roman ou un recueil de nouvelles.Laurent Demoulin et son livreRobinson. Histoire magnifiquement relatée de la relation d’un pèreson fils autiste aphasique, surnommé 《 Robinson 》. Ce dernier,isolé dans son inconscient insulaire, communique au travers d’un langage situé au-deldes mots. Au fil du roman, le lecteur suit ce père qui peupeu apprend, au travers du regard de son fils,se confrontercette réalité brute sans pouvoir recourir au symbolique rassurant. En échange et au travers du livre, le père donne la parole qui manqueson fils.

《 Deux dangers ne cessent de menacer le monde ; l’ordre et le désordre. 》. Comme un rappel lancinant, cette citation de Paul Valéry revient au fil de notre lecture pour rappeler la difficultémaintenir un équilibre pour ce père pris entre le monde chaotique de Robinson et l’univers structuré des mots dont il a fait sa carrière. Cette confrontation de deux univers est en effet au cur de l’uvre : le professeur d’université, spécialiste de Roland Barthes, doit concilier sa vie d’homme de lettres avec celle de son fils plongé dans le mutisme. Cette confrontation de deux mondes est sublimement retranscrite dans l’extrait ci-dessous :

Durant cinq jours, mon quotidien est écartelé entre Barthes, que je lis et relis, et Robinson, que je suis et resuis, du regard etla trace, Robinson et Roland, Barthes et Binson, Rolinson et Robin Barthes, Robarthes et Barthinson. Le temps passe dans une tension croissante, et nous voilla veille de ma conférence. Comme toujours quand je suis occupé, mon fils se montre très actif. Agit-il alors mpar d’obscures nécessités intérieures que je ne contrarie plus assez ou cherche-t-ilcapter mon attention par tous les moyens ? Je n’ai pas le temps de réfléchircette question : voilqu’en un tournemain il vide le contenu de son armoirevêtements. [...] 》

Ce 《 oui-autiste 》, pour reprendre les mots de Laurent Demoulin, et son père développent ainsi une relation faite de regards, corporelle où le moment présent est seul matre. Laurent Demoulin a parfaitement rendu — grceun mélange des genres entre la fiction et la biographie — toute la beauté de l’amour paternel (Amour trop rarement présenté dans la littérature). D’une manière très belge, et en cela héritier des surréalistes, l’auteur parvientfaire apercevoir au lecteur l’indicible d’une relation complexe en mélangeant savamment tendresse et humour décalé. Un chef-d’uvre où, tout comme dans ses recueils poétiques*Ulysse Lumumba (2000) ou Filiation (2001)., Laurent Demoulin traite brillamment de la question de la filiation.

Restons dans les relations père-fils, dans cette saga familiale écrite par le blogueur politique Marcel Sel. Premier roman de ce dernier qui nous fait cette fois entrer dans une relation antagoniste entre un père et son fils. L’auteur résume son ouvrage ainsi sur son blog*http://blog.marcelsel.com : blog dédié principalement la politique belge et au nationalisme flamand.:

Maurice Palombieri, jeune Bruxellois, se voit imposer par son père Albert, qui ne l’a jamais lu, d’écrire un roman. Vexé, le jeune homme lui envoie au contraire une histoire vraie : le destin épique et tragique de Rosa, sa grand-mère et la mère de son père, dans l’Italie de Mussolini. Juive par sa mère, Rosa a été assassinée par les nazis en 1944. Personne n’a jamais pu le direAlbert, orphelinquatre ans. Croyant se venger, Maurice, le fils,qui le grand-père a tout raconté, rendson père la Mémoire de sa mère. Comme une transmissionl’envers. Mais voil. Le père ne le lit toujours pas...

Questions de la filiation encore et toujours dans l’uvre de Sébastien Ministru parue chez Grasset :Apprendrelire. Antoine, presque soixantenaire, désire se rapprocher de son père veuf, analphabète, immigré il y a de longues années de Sardaigne. Le vieillard accepte le retour du fils sous la condition que ce dernier lui apprennelire. A croire, en lisant cesuvres que la littérature serait capable de faire le lien entre les individus, dans des familles écorchées. Ce fils psychorigide, antipathique abandonne rapidement la tche qui lui est échue et choisit pour le remplacer un jeune prostitué qui servira de professeurson père. Une relation étonnante s’instaure ainsi entre le vieil homme et le jeune homme. S’ajoutecela le fils détestable dans cette trinité incongrue. Texte cherchantprésenter l’alchimie des relations : comment l’ajout de ce jeune prostitué, véritable rayon de soleil, va modifier profondément la relation père-fils.

Un grand nom de la scène littéraire belge s’attaque également aux relations familiales : Amélie Nothomb revient cette année 2017 avecFrappe-toilecur, son vingt-sixième roman. Fable cruelle qui conte la jalousie d’une mère pour son enfant, ce texte est une exploration des relations conflictuelles mères-filles et de la maternité. Récit d’une 《 mère monstrueuse 》, pour reprendre les mots de Nothomb, et de sa fille qui doit grandir facecette jalousie maternelle constante. Texte nerveux d’une auteure qui se définit comme sadique, Nothomb propose dans ce roman l’une des histoires les plus noires qu’elle ait écrites.

Les sagas familiales constituent une part importante des romans publiés en 2017 en Belgiquecroire qu’un retour aux sources s’impose en situation de crise. Ainsi, en plus desuvres citées précédemment, est paru égalementUnmondesurmesurede Nathalie Skowronek qui revient sur l’histoire de sa famille, tant la lignée maternelle que la paternelle, plongée dans l’horreur de la Shoah. De même, Dominique Costermans propose dans son livreOutre-mèrede revenir sur des histoires personnelles prises dans la grande Histoire. Récit des révélations d’un passé familial tenu pendant de longues années sous silence : celle de Charles Morgenstern, juif, bruxellois, enrlé dans l’armée allemande puis dans la Gestapo.

Le dernier roman de Caroline LamarcheDanssamaisonungrandcerf, paru chez Gallimard, fait brillamment le pont entre ce thème des sagas familiales et celui des récits de vies d’écrivains. Proche de l’autofiction, ce livre plonge le lecteur dans la peau de la narratrice/auteure face au vide causé par la mort du père et où l’on suit les tentatives de la jeune femme pour le faire revivre au travers d’autres : l’amant ou l’ami. La question au centre du texte est celle de la chasse (symbolisée par la comptine qui offre au roman son titre et son exergue)et son lien avec la femme,la frontière entre chasseuse et chassée :

J’étais cheval ou cerf, alors, ou simplement animal, peut-être n’ai-je été avec lui qu’animal, peut-être ai-je touché par lui ma nature animale, M. m’ayantsa manière, imprévisible, menée par tant de chemins détournés que mon cur pulsant sans cesse, brassant une incroyable quantité de sang, un flot trop puissant pour mes artères, faillit s’arrêter, se briser, se casser en deux, comme le cur du cerf forcé jusqu’la mort.

La narratrice se transforme en proie facel’amant, M. La violence est partout dans ce roman, elle estla source de l’esthétique et c’est par le lien entre la bestialité et la beauté que la transfiguration finale pourra avoir lieu :

Je ne décrirai pas [...] son apparence finale, ou plutt son apparition telle que j’en fus témoin, toute la substance organique, chair, entrailles et poils, disparue, mangée par le travail d’une femme. / C’était transfiguré un grand mort.

b. Vie d’écrivain et métadiscursivité

Autre grand moment de l’année littéraire belge 2017 : le nouveau nouveau romancier, Jean-Philippe Toussaint, ayant débuté sa carrière en 1985 aux Éditions de Minuit avecLaSalledeBain, revient avecMadeinChina*J.-P. Toussaint, Made in China, Paris, Les Éditions de Minuit, 2017.. L’auteur dans ce bref roman raconte ses péripéties en Chine alors qu’il est sur le tournage d’un court-métrageTheHoneyDress*Court-métrage disponible cette adresse : http://honey.jptoussaint.com/.,miseenimaged’unpassagedesonromanNue (paruen2013).Lelecteurestdoncplongédanslescoulissesdelaréalisationd’uncourt-métrageetdécouvriraunepanopliedepersonnagesdontl’éditeurdunarrateur:ChenTongquiluipermettra,telunesortedegénie,deréaliserlemoindredesesdésirs(del’apparitiond’unBoeingaumuséelaisséouvertpendantlanuitpourletournage).Ceteffetde《making-of》estdoubléparlequestionnementrégulierdunarrateursurl’écrituredeMade in China.Uneuvreautourdelacréationquestionnantconstammentlerlequepossèdelehasarddanstouteuvre.Unniveaumétadiscursifquinelchepaslelecteur:making-ofducourt-métrageetmaking-ofduroman.Leromanciersemetenscènecommepersonnagesolitaireplongédansunmondechinois,dontlamentalitéetlerapportl’éphémèreetauhasardsontdiamétralementopposéslaconceptioneuropéenne.L’auteur,aucoursdesesdifférentsvoyagesenChine,apprendrelativiser: 《Onn’enestpasmoinscréateursionestcapabled’accueillirlehasarddanssonuvre》.Lesgensfuient,sontremplacés:tellel’eaudelasourcequ’onvoudraitsaisir,laChine,commel’uvre,estinsaisissable.Toussaintessayepourtantdefaireentrevoiraulecteurdesmomentsdecaptationdecetinsaisissable.

Quand j’étais mortdeAndré-JosephDuboisdébutelorsdel’enterrementd’unhistorienlaretraiteetécrivaindanssesloisirs,surnomméAJD.Enterrementsuiviparlenarrateurdulivre, égalementécrivain.Ainsi,commechezToussaint,lelecteurestconfrontélavieintimed’unauteur.Quandondemandeaunarrateurdefairel’inventairedesécritsinéditsd’AJD,ilexposepeupeuauxlecteurslaviedecethommequ’ilmêlesespropresréflexionssursonmétierd’écrivain.S’écritainsiunvraipatchworkoùsectoientrécitsdevie(s),rencontresamoureuses,questionnementslittéraires,découverteducurdeLiège,histoiredesMérovingiens(laspécialitédel’historienqu’étaitAJD).Lelecteurestemportédanscesdifférentsrécitsetondécouvrelaporositédetoutunchacunfaceauxrécitsdel’autre.

c.Regardssurlasociétéactuelle

LaBelgiqueestconnuepoursonespritdécalé,offrantauxlecteurs,unevisiondifférentedelaréalité :unecertaineétrangetéestainsipalpabledanslemondelittérairebelge.Dusymbolismeaufantastique,enpassantparlesurréalisme,lalittératurebelgeatoujoursoffertunregarduniquesurnotresociété.Toujourssurlefilentreunmonderéalisteetunmondeonirique,NadineMonfilsnousmetd’ailleursengarde: 《IlnefautpascroiretoutcequelesBelgesracontent》.CettemêmeNadineMonfils,deretourégalementsurlascènelittérairebelgeen2017,peutd’ailleursêtreconsidéréecommel’auteurelaplusreprésentativedecetespritdécalé.Elleaffirmeelle-mêmeavoirun《universvraimentbarréentreBernie [et]C’estarrivéprèsdechezvous》. Auteure éclectique d’une quarantaine de romans, de nouvelles, de pièces de thétre et réalisatrice du film déjantéMadameÉdouard, elle revient en 2017 avecIceCreametChtiments. Ayant déjoffert des séries autour des personnages de Mémé Cornemuse*Véritable best-seller s’étant écoulé plus de 200 000 livres.ou du commissaire Léon, Monfils propose avec ce nouveau roman un second volet aux aventures de son nouveau-né : Eddy Cadillac, sosie 《 pourri 》 d’Elvis Presley. Elle y proposenouveau un univers très belge où le sens de la dérision est toujours présent. Monfils poursuit donc l’histoire de ce sosie du King et le plonge dans un thriller détonnant, en plein cur de la région de Chimay, où Eddy Cadillac rencontrera des personnages tous plus barrés les uns que les autres. Texte dynamique, qui met le lecteur hors d’haleine et le plonge dans un univers puissant où l’inventivité et la liberté sont les seuls matres. Monfils offre ainsi un polar haletant, décalé et surtout profondément belge. Elle affirme d’ailleurs tout haut sa belgité : 《 je me sens très belge, dans ma tête et dans mes tripes 》.

Autre regard particulier sur notre société, donnantvoir un monde en déliquescence, Christophe Levaux signe son premier roman avecLaDisparitiondelachasse, publié chez Quidam. Récitla deuxième personne d’une société en crise où l’on suit Thierry, Audrey et Laurence englués dans leur vie décevantelaquelle ils ne peuvent plus échapper. Rêvant chacund’autres vies, mais confrontés chaque jourla déception, ils sont obligés d’arriverce constat : 《 Tu es enchanécette ville gristre dont personne ne connat le nom,ce pays qui ne t’offre rien de plus qu’une ironie terne pour chier tes hashtagslongueur de journée et une crédibilité, tu le sais au fond, que tu ne trouverais dans aucun des endroits dont tu rêves. Tu es même en train de te la bouffer la misérable petite image de toi que tu as réussipréserver. 》 Malgré le ton pessimiste et le regard sans concession qui est posé sur la société actuelle, Levaux ne se dépare pas d’un humour cynique, sans pincette et offre ainsi une véritable satire de notre société actuelle où la nostalgie reste toutefois présente :

Les doigts palperont le vide, chercherontcaresser ce temps où ils subvenaient tout seuls aux besoins de la famille plutt que de balayer des claviers d’ordinateurlongueur de temps. Ça fait longtemps de toute façon que personne ne mange plus ces merdes de viande qui puent la bestiole. Ça fait longtemps que la chasse a disparu.

Dans un registre plus conventionnel que les deux auteurs précédents, mais avec une plume tout aussi acerbe que celle de Levaux, Thomas Gunzig fait également son retour sur la scène littéraire avec la sortie deLaVieSauvage. Récit du retour en Belgique de Charles, jeune garçon, ayant disparu pendant quinze ans après qu’un crash aérien l’ait plongé dans la jungle africaine. Le jeune homme est ainsi renvoyé au cur du Brabant Wallon dans une jungle moderne au sein de la famille de son oncle, bourgmestre*Maire.d’une commune sans histoire. La découverte pour Charles de cette société encore inconnue et la description cinglante de celle-ci et des personnages qui vont devenir son quotidien ne laissent pas de placel’optimisme. Le regard de Charles en effet est intransigeant faceces nouveaux colocataires laissés dans 《 un état de désolation mentale [par] une vie totalement bouchée 》. Il va falloir qu’il s’échappe s’il ne veut pas finir comme eux ; surtout que Septembre, dont il est follement amoureux, l’attend en Afrique. Machination et manipulation vont baliser le chemin de ce jeune sauvage et le lecteur suivra ainsi son cheminement d’une Afrique brutaleune Belgique, hyperconnectée, hyperconsumériste et ultralibéraliste, présentée comme 《 un enfer qui avait pris la peine de se construire un décor 》. En revisitant le mythe du bon sauvage et en entrant dans cette tradition qui remonteRudyard Kipling, Thomas Gunzig offre au lecteur un miroir dans lequel il pourra juger sa propre société dite 《 civilisée 》 et la mettre facesa propre absurdité.

d. Crises des réfugiés

Cette confrontation entre deux mondes, l’actualité européenne en offrechaque journal sa dose quotidienne. Pour dépasser le regard réducteur de la presse, les écrivains ont décidé de prendre leur plume pour présenter de l’intérieur le récit de ces réfugiés. C’est le cas de Geneviève Damas.

Lauréate du prix Rossel pour son premier romanSitupasseslarivière(2011), Geneviève Damas retourne en force sur la scène littéraire avec son romanPatricia. Roman touchant entremêlant les vies de trois destins croisés : celui de Jean Iritimbi, Centrafricain qui travaille clandestinement dans le restaurant d’un htel près des chutes du Niagara, celui de Patricia Couturier, bibliothécaire en vacances au Canada, qui s’éprend de Jean Iritimbi et décide de le ramener illégalementParis avec elle. Finalement, s’ajouterace duo la cadette de Jean Iritimbi, Vanessa, rescapée du naufrage d’un bateau qui devait l’amener en Europe, elle, sa sur et sa mère. Premier roman paru chez Gallimard, roman polyphonique où les voix s’entremêlent et présentent au lecteur une histoire qui se complexifiechaque prise de parole. En effet, les trois personnages vont présenter tourtour leur vision : sortes de lettres jetéesla mer qui s’adressent toutefois aux autres personnages, sans espoir de réponse. Le lecteur lit ainsi ces voix qui parlent dans le vide de personnages qui sontla fois acteurs, destinateurs et destinataires de leur histoire. Moyen pour Geneviève Damas de remettre entre les mains des protagonistes un récit trop souvent accaparé par la parole commune, la presse, le discours quotidien. Le lecteur découvrira des personnages nuancés dans un monde qui se dit globalisé, mais qui n’est en réalité que fractures. Présentant les tensions entre l’Europe et l’Afrique au travers du quotidien de cette femme banale, blessée, qui donne sa chancedeux êtres. Le roman est touchant, juste et Geneviève Damas y montre, dans une écriture sobre, ce que 《 notre société fait aux êtres humains 》. Elle offre un visage, une histoire et une paroleces milliers de réfugiés.

D’abord née pour la radio, en 2010, parue en cinq épisodes sur France culture*Disponible cette adresse : https://www.franceculture.fr/emissions/fictions-le-feuilleton/la-theo-des-fleuves-de-jean-marc-turine-15-le-retour-au-pays-de-theodora-theo.,LaThéodesFleuvess’est faite roman en 2017 aux éditions Esperluète. Jean-Marc Turine dans ce feuilleton radiophonique et dans le roman éponyme raconte l’histoire d’une Tsigane, Théodora, ayant traversé tout le XXe siècle. Au travers de cette femme qui narre son histoire, Turine veut rendre hommagece peuple qui a subi nombre de sévices tout au long du siècle dernier : gazé sous le nazisme, maltraité sous le communisme, ostracisé dans notre société. L’auteur leur rend la parole au travers de celle de la vieille dame qui raconte sa traversée dans un XXe siècle injuste envers son peuple. Il rend ainsi hommagela fierté etla liberté qui caractérise ce peuple dans un langage empreint de poésie.

Livre particulier, qui entre dans le thèmedéfaut de correspondre au genre romanesque,Attendre,momentssuspendusavecdesdemandeursd’asileest le résultat d’un atelier de cinq jours où dix-huit demandeurs d’asile travaillaient sur le thème de l’attente. Deux artistes, une danseuse et une illustratrice, ont décidé de leur offrir, alors que leur vie est en suspens, figée, un espace créatif. Les deux artistes leur ont offert un exutoire facel’《attente pesante et incessante que vit chaque homme — elle les hante, les ronge, les bride, les engourdit, les épuise. C’est l’attente des décisionsl’issue de la procédure de demande d’asile, l’attente d’un coup de téléphone du pays, l’attente d’un courrier, l’attente de la première interview au CGRA, l’attente du rendez-vous chez l’avocat, l’attente de la deuxième interview au CGRA...》 Ce petit recueil condense ainsi en une quarantaine de pages l’expression toute personnelle de cette attente au sein de locaux de la Croix Rouge. Témoignage touchant, le livre veut également contribueraider les migrants puisque tous les bénéfices seront reversésla Croix Rouge.

e. Paralittérature

Depuis Simenon, Jean Ray, Hergé et Jacques Brel, la Belgique a toujours réussitrouver sa place dans ce qu’on appelle la 《 paralittérature 》. Le genre du polar demeure le genre le plus actif dans ce domaine des lettres belges et l’année 2017 a offert de nombreusesuvres dans la lignée des chefs-d’uvre de l’auteur des Maigret. Paul Colize, auteur confirmé ayantson actif une dizaine de romans policiers, revient sur la scène littéraire avecZanzara. Le lecteur y suit le quotidien de Frédéric Peeters, journaliste auSoir*Quotidien généraliste belge.,antihérosbasiquejouantaveclefeu,entrealcool,sexeetparisoùiln’hésitepasrisquersavieetcelledesautreslorsdecourses-poursuitessurlesautoroutesbelges.Tourmentéparunevieamoureusedélétèreetunsecretdefamillequil’étouffe,c’estcepersonnagequelelecteursuivratoutaulongduroman.Plusieursfils,histoireprofessionnelle,romantique,familiale,courentainsidepageenpage,s’entremêlentalorsqueFredsevoitentrainerdansuneaffairequiledépassetotalement.Eneffet,lemercredi17juin,lejournalistereçoitl’appeld’unhommepaniquéquiluidonnerendez-vousdanslefinfonddesArdennespourluicommuniquerdesinformationssensibles.Flairantlescoop,Freds’aventureauGrand-Hezetdécouvre,danslamaisonindiquée,uncadavre.DébuteainsiuneaventureéreintantepourFredquil’amènerajusqu’enUkraine.Dansunstylenerveuxetsoutenuparunlangageconcisoùl’humourtransparaittoujours,PaulColizeprésenteuneintriguepolicièreoùs’entrecroisentlesrécitspersonnelsetlemondedujournalismebelge.Colizeparvienttenirenhaleinelelecteurenluiposantcettequestionlancinante:ques’est-ilpasséle2mai2014Odessa?

LeromanCalcairedeCarolineDeMulder,paruchezActesSud,plongelelecteurenpleineFlandredansunesociétémarginaleauxalluresdecontesnoirs.Définicommeun《romanmythiquepresqueuniversel》parFrançoisAngelier,journalistedeFranceCulture*F. Angelier, En Flandre profonde : 《 Calcaire 》 de Caroline De Mulder, Les Emois., ce texte débute par l’effondrement d’une maison dans laquelle se trouvait une occupante clandestine : Lies. Frank Doornen, ancien militaire et amant de Lies, décide de se lancer dans une enquête furieuse pour la retrouver. Au cours de ses recherches, il croise des marginaux, allant de militants de l’extrême-droitedes écologistes radicaux,dans une Flandre où règne une 《 folie noire, carnavalesque 》*Ibid.au climat nauséabond où 《 tout est construit sur du vide. On marche sur du vide, sur du creux, sur desufs, une coquille vide [...], ici c’est pas le ciel qui [leur] tombera sur la tête, c’est [eux] qui tomberons la tête en bas 》. Le lecteur pénètre profondément dans les dessous de cette société grceune langue empreinte de lyrisme qui allie savamment le flamand au français (《 La mort des uns est le pain des autres de éénzijndoodis de anderzijnbrood 》). Beaucoup plus qu’un simple roman policier, De Mulder offre un texte où, tel le sous-sol calcaire de la région présentée, les différentes strates se superposent (des querelles linguistiques du XXesiècle aux troubles liésla Seconde Guerre mondiale jusqu’au populisme actuel) et offre un roman de l’entredeux, dans une région frontalière bilingue, qui symbolise parfaitement la dualité et la complexité de la Belgique contemporaine.

II. Poésie

La poésie est un genre littéraire dont le public s’amoindrit au fil des ans. Pour pallier cette situation, la Fédération Wallonie-Bruxelles tientproposer des prix qui félicitent la qualité des ouvrages proposés. Les lauréats 2017 font triompher les petites structures éditoriales qui, le rappelleLeCarnetetlesInstants, 《 malgré des moyens financiers et humains réduits, dénichent de bons manuscrits et accompagnent avec sérieux et passion le travail de leur écrivain-e-s. [...] On ne peut que se réjouir que les prix 2017 aient couronné le travail exceptionnel des éditions Rougerie, Le Taillis pré ou encore Le Somnambule équivoque 》*N. Dewez, Editorial : Exigence, in 《 Carnet Instants Rev. Lett. Belg. Francoph. 》 (septembre 2017) 194..

a. La Fédération Wallonie-Bruxelles met les femmesl’honneur

Charline Lambert a obtenu le prix de la premièreuvre littéraire pour son recueilChanvreetlierre(2016). Ce recueil avait déjété particulièrement remarqué puisqu’il avait déjobtenu le Prix Georges Lockem décerné par l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique. Dans ce recueil, Charline Lambert revisite la figure d’Ulysse et offre au lecteur une vision sublimée par sa propre sensorialité de l’Odyssée. L’auteure en s’attaquantun mythe fondateur de la civilisation européenne souhaite faire percevoir la poésie 《 comme travail et jeu d’élucidation, par l’épreuve de la sensorialité, comme puissance de décloisonnement et de transformation 》. Après cette première consécration, la jeune poétesse revient avec le recueilDésincercération*C. Lambert, Désincarcération, Lausanne, L’Age d’Homme, 2017.paru en 2017. En quelques éclats de mots fulgurants, Lambert cherchesavoir 《 comment sortir de nos incarnations 》*V. Tholomé, Où l’on se dit qu’un jour on arrivera sortir de soi, in 《 Carnet Instants Rev. Lett. Belg. Francoph. 》 (24 février 2018).?Une jeune poétesse qui rappelle ainsi que la poésie reste bien vivante.

Autre grand prix littéraire attendu : le prix triennal de poésie qui récompense tous les trois ans un recueil d’un poète confirmé. Il a été cette année décernéFrançoise Lison-Leroy pour son recueilLeSilenceagrandi. Récompensées par le Prix du Poème en Prose Louis Guillaume 2017, ces proses poétiques ont été écrites dans une langue qui allie simplicité et saturation de sens. Lison-Leroy s’attaque au thème de l’éloignement et sa capacitédécupler l’absent. Recueil dédiéPaul André, mort en 2008, hommage touchant qui questionne le disparu 《 nous laisserez-vous partir, abandonnénotre sort de moineaux atterrés ? 》. Deux poétesses sont ainsi misesl’honneur par la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Continuons sur le thème de la poésie féminine avec Véronique Wauthier qui a publié deux recueils en 2017CabanerChavireretContinuo. Ayant fait des études de philosophies, ses textes sont empreints d’un calme, d’une conception de vie qui apaise le lecteur : 《 c’est provisoire / regarde bien / plus tu es provisoire mieux tu comprends /la durée 》*V. Wauthier, Cabaner Chavirer, Louvain-la-Neuve, Éranthis 2017.. Alimentés par la douceur, ces poèmes ne donnentgouter celle-ci qu’la condition que le lecteur soit prêtaccepter le caractère éphémère des choses.Les deux recueils sont accompagnés par les peintures de deux artistes :Cabanerchavirerpar celles de Godelieve Vandamme et les poèmes deContinuosont illustrés par les peintures d’Anne Slacik. Dans ce deuxième recueil, le calme est toujours présent, mais c’est la question de la parole qui est interrogée et du langage comme refuge : 《 Le poème brle la douleur / c’est sa loi /et la joie immobile /trésor central de toutes les langues / résiste au feu je crois 》.

b. Paroles urbaines

La Belgique francophone souhaite également faire la part belle aux nouveaux genres littéraires et, pour ce faire, l’écriture urbaine possède depuis 4 ans un prix nommé 《 Paroles urbaines 》. Celui-ci souhaite rendre 《 leurs lettres de noblessecette forme de poésie issue de la rue 》*Prix Paroles urbaines 2017 : la finale !, Lezarts urbains, in http://lezarts-urbains.be/evenements/concours/detail.php?ID=30.et rappelle que 《 le Slam et l’écriture Rap sont autant de pratiques où la langue se travaille, s’invente et se renouvèle.la fois orale et populaire, la poésie urbaine se situela pointe des écritures actuelles 》*《 Prix Paroles urbaines 》, [En ligne : http://www.promotiondeslettres.cfwb.be/index.php?id=9424]..Cette année les prix ont été décernésLeïla et Toro dans la catégorie Slam, Badi et l’Hexaler dans la catégorie Rap.

La Province de Liège a d’ailleurs voulu honorer cette parole urbaine en éditant le livreSlam.PoésieetvoixdeLiège. Dédiécette pratique artistique qui s’est peupeu imposée dans le Plat Pays, Simon Raket, gagnant 2015 du prix 《 Paroles Urbaines 》, retrace l’histoire du Slam et propose ensuite des textes de 32 poètes où une parole jaillit offrant 《 un truc grand, fort et beau, un truc qui nous dépasse et nous tire vers le haut, un truc qui nous permette enfin de calmer cette envie de mordre dans le ciel, un combat même perdu d’avance qui donne du senstout ce bordel 》. Scènes urbaines où les moments de partage sont enfin possibles dans une société et un milieu où la parole est trop souvent empêchée.

c. Réflexions sur notre monde contemporain

Réinventeur de la langue française depuis 1968, Jean-Pierre Verheggen est un poète incontournable en Belgique francophone. Il vient de publier chez GallimardMaPetitepoésieneconnatpaslacrisequi se veut une apologie de la poésie fustigeant ceux qui coupent 《 non seulement tout ce qui dépasse par le bout / mais surtout tout ce qui trop longdire 》 et qui 《 contraintrétrécir /pour mieux com. — com . — communiquer ! — cqfd. 》. Sa poésie orale, qui tourne en dérision tout ce qu’elle croise, déclare la guerrela rhétorique actuelle, celle du consensus. Verheggen, lui qui affirme《 mon écriturere monte au déluge,ce vaste orage intérieur, fou et illettré 》*J.-P. Verheggen, Le degré zorro de l’écriture, Arles : Bruxelles, Actes sud ; Labor, Ed. rev. et corr 1997.et qui s’inspire de la figure rebelle de Rimbaud, n’a en effet que mépris pour ceux qui ont abandonné le combat des lettres.

DansDufondd’unpuits, Otto Ganz ne s’insurge pasla manière d’un Verheggen : il constate les failles de notre société, de notre monde qui se décompose. Ainsi, il note : 《 Un glissement. Un glissement de terrain. Tout qui se réveille au fond d’un puits a été victime d’un glissement de terrain. 》 Tel le roman de De Mulder,Calcaire, le poète insiste sur la perte de fondements, le creux sur lequel repose notre société et où l’on s’enfonce peupeu dans une réalité noire. Pas de salut, 《 la vraie misère est de se révolter contre son état 》, mais s’arrêter est impensable, car 《 S’il est stupide de demanderun homme d’aller mieux, il est impératif de ne jamais lui laisser croire que s’arrêter est envisageable 》.

d. Un pays d’écrivain-peintre

Le lien entre la peinture et l’écriture est fort en Belgique. Dès le XIXesiècle, la Belgique était vue comme un espace littéraire fait d’écrivain-peintre, une certaine sensibilité picturale est présentée comme une des caractéristiques des lettres belges*Voir Paul Aron, 《 Un pays de peintres 》, dans Paul Aron (éd.), La Belgique artistique et littéraire. Une anthologie de langue française 1848—1914, Bruxelles, Éditions Complexe, 1997, p. 125-257.. Pas étonnant que nos poètes rapprochent ainsi régulièrement leurs textes d’uvres picturales et questionnent le lien entre l’uvre et l’image.commencer par Wauthier, présentée plus haut.

Dans ce même registre, il est aisé de rapprocher Jan Baetens, professeurl’Université de Leuven, des grands auteurs de la Génération léopoldienne*Génération d’écrivain ayant écrit partir des années 1880 et ayant permis de faire la renommée des lettres belges l’international. On peut citer Camille Lemonnier, Georges Rodenbach, Maurice Maeterlinck et Émile Verhaeren parmi les plus célèbres. Pour découvrir plus en profondeur cette génération essentielle des lettre belges, nous vous conseillons les deux premiers tomes d’Histoire Forme et Sens en Littérature. La Belgique francophoneécrits par Marc Quaghebeur.. En effet, de langue maternelle flamande, mais d’expression française, il a décidé, tel un Verhaeren ou un Maeterlinck*Par exemple, 《 Le massacre des Innocents 》 qui est la mise par écrit par Maeterlinck de la peinture de Brueghel.avant lui, d’illustrer par ses mots desuvres picturales dans son dernier livreLaLecture. Il y commente les deux versions très dissemblables du tableau éponyme d’Henri Fantin-Latour : celle de 1870 et celle de 1877. Un dialogue s’inscrit dès lors entre les deux versions du tableau et les interrogations de Baetens sur l’énigme que représente la lecture.ce dialogue productif viennent également se greffer des photos de Milan Chlumsky, décuplant ainsi les signifiés.la manière d’un Rodenbach, qui juxtapose des photographies de la ville désertéeson texte dansBruges-la-Morte, Baetens fait entrer la photographie dans sonuvre et, ainsi, trois formes artistiques discutent et se transcendent l’une l’autre. Jan Baetensvient dès lors s’inscrit dans une longue tradition littéraire.

Véronique Bergen, écrivaine et philosophe bruxelloise, et Sadie von Paris, photographe, ont décidé également d’offrir uneuvre où deux arts : l’écriture et la photographie dialoguent.GangBluesEcchymosessous-titréRitesetpassagesverslavieillustre le cri pour la liberté de la jeunesse rebelle d’aujourd’hui. Insurrections donnéesvoir en lettres et en photos, désir d’évasions palpable. Bergen, pour commenter sonuvre, affirme : 《 J’ai capté le travail de Sadie comme une mise en scène viscérale, organique de rituels ivres de dangers, de promesses, comme des initiationsla fois physiques et spirituelles afin de pousser des portes de la perception, d’entrer dans des zones de viel’écart de ce qu’offre la société. 》*Citation reprise dans F. Ribery, Les premières fois de l’étrange et merveilleuse Véronique Bergen, 15 décembre 2017.. Les deux artistes proposent de plonger le lecteur en plein dans ce voyage initiatique, en plein dans les rites d’une jeunesse désenchantée.

III. Thétre : Dans un monde désenchanté, se confronter la disparition

Né en 1944, Jean-Marie Piemme est l’un des dramaturges belges les plus joués et est l’auteur d’une cinquantaine de pièces connues pour leur ton drle et acerbe. Piemme n’hésite d’ailleurs pasaffirmer que 《 le thétre est le combat — mais un combat positif — entre des spectateurs qui sont mués, provisoirement, le temps de la représentation, et des acteurs qui leur parlent. Et entre les deux, il y a une interaction. S’il n’y a pas d’interaction, il n’y a pas de thétre. 》*J.-M. Piemme, Jean-Marie Piemme: 《Le thétre est le combat entre spectateurs et acteurs》. https://www.franceactu.net/culture/jean-marie-piemme-le-theatre-est-le-combat-entre-spectateurs-et-acteurs/.. Désireux de secouernouveau les spectateurs, Piemme revient sur la scène en 2017 avecJoursradieux, conte grinçant qui présente la montée de l’extrême droite au sein d’une famille bien rangée. Composée du 《 blond 》 (le père), la blonde (la mère) et la 《 blondinette 》 (la fille), cette famille parfaite, vivant dans un microcosme fermé, est confrontée aux peurs primaires : celle de l’ailleurs, de l’Autre, de l’inconnu.Désorientés, perdus, ils ont peur de voir le monde qu’ils connaissent se désagréger. La solution vient de la 《 blondinette 》 qui convainc ses parents de se rendre dans un 《 chteau enchanté 》 où un parti radical leur offrira un retour aux jours radieux. Piemme décrit ainsi avec justesse le climat ambiant de notre société où l’inquiétude grandissante amène les quidamsse tourner vers un 《 parti qui offre des solutions pour éliminer rapidement la peur 》*F. Caudron, Jours Radieux de Jean-Marie Piemme, Musiq 3. https://www.rtbf.be/auvio/detail_jours-radieux-de-jean-marie-piemme?id=2259582.. Il évite également de tomber dans le discours journalistique, réaliste et laisse l’imaginaire prendre le relai. Il se refuse ainsi d’《 asséner des messages [aux spectateurs], de distribuer de la morale et [...], par la métaphore du conte, [il permet] de mieux voir les choses 》*Ibid.. Un retour brillant sur les contes d’antan pour les récupérer, se les réapproprier et faire parler notre société au travers des légendes d’autrefois.

Nouvelle plongée dans un univers légendaire avecLeVentSoufflesurErzebethde Céline Delbecq, texte où se mêle parfaitement le fantastique et le poétique. Cette auteure montoise, profondément engagée, reconnue et de nombreuses fois primée pour sa pièceL’Enfantsauvage(2016), livre ici un texte mythique où la cruauté de notre société surgit. Dans le village de Somlyo,une époque indéfinie, Erzebeth inquiète et attire les villageois. Inspirée par la figure d’Erzebeth Bathory, comtesse hongroise qui se baignait dans le sang de vierges pour conserver sa jeunesse, la jeune femme est toutla fois meurtrière et victime de sa folie. Profondément angoissée par la peur de vieillir, de mourir, Erzebeth se trouve au cur d’une véritable tragédie et ne souhaite qu’une chose 《 interrompre le cycle 》 naturel grce au sang d’un enfant. Cet être marginal, proche du gouffre, se confronte au chur composé des villageois, représentant la société, et leur crie son angoisse : 《 Faut-il accepter de s’inscrire entre les mois et les semaines qui partent et reviennent comme des boomerangs nous blesser le visage ? 》 Pièce où la mort est omniprésente, inquiète tous les personnages et plonge le spectateur dans un monde d’étrangeté où le manque est omniprésent.

L’absence est également abordée dans le monologueLaSolitudeduMammouth, le registre mythique en moins.Geneviève Damas, qui s’était consacrée principalementsa carrière de romancière (notamment avec son dernier-néPatricia), reprend sa plume de dramaturge et revient sur les planches du thétre pour y jouer seule en scène. Histoire de Bérénice qui, après avoir sacrifié sa carrière pour son mari et pour fonder une famille, est trahie par cet hommequi elle a tout dédié. Bérénice compare ainsi sa situationcelle des mammouths :

L’humanité leur doit tellement. Ils nous ont tout donné, leurs défenses, leur peau, leurs os, leur graisse, leurs poils et qu’est-ce que l’humanité a fait pour eux lorsque le froid est arrivé ? Nada. Elle les a laissé sombrer dans l’ère glaciaire. Et quand il m’a dit : 《 Bérénice, j’ai rencontré quelqu’un 》, comme le mammouth j’ai senti la terre se refroidir, quelque chose qui vous paralyse insensiblement.

Dans un texte corrosif et d’un humour grinçant, Geneviève Damas décrit la vengeance d’une femme blessée dont le rêve d’une famille parfaite vient de s’écrouler. Facel’absurdité de cette nouvelle vie, le chemin suivi sera celui de la destruction de l’autre et la sublimation de la colère.

Les questions de la séparation et de la disparition innervent encore et toujours le thétre belge avec deux nouvellesuvres de Stéphanie Blanchoud, dramaturge, comédienne*Qu’on a vu notamment dans la série belge succès Ennemi public.et chanteuse. Cette dernière joue son propre texte dansJesuisunpoidsplume. Seule en scène, une jeune femme vivant une rupture amoureuse est confrontée au vide qui s’installe inexorablement (partage des biens, déménagement, annulation des projets) après toute séparation.l’instar de l’héroïne de Geneviève Damas, la jeune femme reprend les armes, mais d’une manière plus saine : en enfilant des gants de boxe et en reprenant le contrle de son corps. La boxe devient ainsi son exutoire, cathartique, elle apprendprendre des coups etles rendre. Le texte puissant est rythmé par la chorégraphie qu’implique ce sport de combat : 《 La boxe c’est de la danse et il veut voir de beaux mouvements, pas n’importe quoi 》. Sa vie est sublimée par la boxe, Blanchoud livre ici un récit pudique de renaissance et de reconquête de soi.

Son deuxième texte,JacksonBaytraite d’un sujet similaire. Quatre touristes sont coincés dans une cuisine d’un camping en Nouvelle-Zélandecause des intempéries. Un couple, une jeune femme et un jeune homme vont ainsi être contraintscohabiter pendant quelques jours dans ce monde où la nature a repris le dessus temporairement. L’auteure dit avoir pensé ce texte comme 《 une partition pour quatre corps 》*Jackson Bay — présentation, Louvain-la-Neuve, Thétre Jean Villar, 2016.: l’importance du corporel et du rythme est doncnouveau palpable. Chaque personnage ayant subi une perte (deuil, rupture ...), fuyant au bout du monde, ce huis-clos donnevoir comment des relations se créent ou se refusent chez des personnages blessés. Stéphanie Blanchoud raconte le drame de l’errance, l’une des solutions apportéela disparition.

Autre portrait sans concession de notre société dans la pièce de Jean-Pierre DopagneJ’aifaim, texte écrit autour de la figure d’une sans-abri. Cette jeune femme, immobile tout au long de la pièce, face au public, voit défiler autour d’elle des passants. Successions de petits tableaux, de moments de vie qui se déroulent autour de cette SDF : ceux qui l’évitent, ceux qui voudraient la cacher et ceux qui aimeraient nouer le contact. Des vies se croisent près de cette figure muette, telle celle de la coiffeuse qui semble proche du gouffre dans lequel est tombée la SDF. Les personnages sentent qu’ils sont en équilibre instable et la présence de la SDF, tel un rappel angoissant, crée le malaise chez chacun d’entre eux. S’ajoutentces groupes l’écrivain et le présentateur de J.T. essayant d’extraire une histoire de cette femme, tels une muse ou un objet dont on ferait le tableau, et passant inexorablementcté de l’essentiel. Contrairement aux deux artistes ratés, le texte de Dopagne parvienttoucher profondément le spectateur évitant de tomber dans le pathos, touchant juste, de manière subtile et interrogeant le spectateur : 《 Et nous ? Si, demain, nous n’avions plus de voix ? Si nous devenions un corps muet sur le trottoir ? 》

Conclusion

On ressort un peu désenchanté de ce parcours dans les lettres belges, faceces constats sombres, ces visions sansillères, taraudés de nombreuses questions qui demeurent sans réponse telles celles de la pièce de Dopagne. Dans un monde où la prise de parole est de plus en plus mise en danger, derrière des mutismes volontaires ou forcés (J’aifaim,Robinson), la littérature francophone de Belgique s’applique cette annéeexprimer ce malaise. Les textes commeCalcaire,Dufonddupuits,Joursradieux, montrent la peur qui réside en chacun de nous faceun monde qui s’écroule, qui nous échappe. TelDeFeretdeVerrede Nicole Malinconi (2017), travaillant la question de la destruction du patrimoine (celle de la Maison du Peuple de Victor Horta en 1965*《 C’est cette question de l’effacement d’un lieu qui m’a intéressé 》 affirme-t-elle.), la littérature francophone de Belgique a donc questionné savamment les fins, tout en offrant au lecteur un questionnement sur notre patrimoine.

Dans ce monde désenchanté, le retour en arrière via une forme de nostalgie apparat quelquefois comme la solution : retour au père,des valeurs familiales dans le texte de Demoulin ou de Ministru, regrets facela fin d’un mode de vie plus simple (LaDisparitiondelachasse,LaVieSauvage), retour sur des figures tutélaires : celle d’Ulysse,voire celle d’Elvis chez Monfils. Dans un monde où la peur de voir son univers s’écrouler règne, on tente de se rattacherses racines, d’y trouver des éléments de réponse. Piemme affirme ainsi :

Parce que je pense que le passé est quelque chose qu’on créepartir du présent. Évidemment, il y a des évènements qui se sont passés, mais la signification que peuvent avoir ces évènements, c’est le regard du présent qui va le déterminer. Donc il est très important de ne pas considérer le passé comme une espèce de coffre dans lequel les évènements se sont entassés, mais, au contraire, de se dire :partir de ce que je suis aujourd’hui, comment est-ce que je peux trouver de la nourriture dans le passé ?*J.-M. Piemme, Jean-Marie Piemme: 《Le thétre est le combat entre spectateurs et acteurs》, entretien. https://www.franceactu.net/culture/jean-marie-piemme-le-theatre-est-le-combat-entre-spectateurs-et-acteurs/.

Recherche de la figure paternelle, retour au légendaire, au mythique,aux sources, la littérature francophone de Belgique propose des réponsesun monde qui peupeu s’écroule. Elle offre surtout des voix différentes, de nouvelles voies et rappelle, comme le dit Stéphanie Blanchoud que 《 la vie passe et la vie restera 》*S. Blanchoud, Je suis un poids plume, Carnieres, morlanwelz, Lansman éditeur-diffuseur, 2017..

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