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Samir Amin (1931—2018), pensée et action

2019-03-26HassanRemaoun

Hassan Remaoun

Résumé : Samir Amin que nous venons de perdre en aot 2018 fut un intellectuel et homme d’action qui aura consacré la majeure partie de sa vie au service d’un monde plus juste, en proposant une analyse stimulante pour servir notamment l’émancipation de peuples du Sud de notre planète. Il fut un universitaire qui nous a légué un nombre impressionnant de publications, en même temps qu’un intellectuel et un homme d’action engagé dont l’uvre est largement reconnue. L’article présente quelques aspects de sa trajectoire de vie et les thèses essentielles qu’il a développées dans ses écrits.

Mots clés : Samir Amin ; trajectoire de vie ; thèses essentielles

Abstract: With Samir Amin’s passing in August 2018, the world has lost an academic, intellectual and man of action who devoted his life to promoting a more just world, and who offered stimulating analysis to serve the emancipation of peoples in the South of our planet. He was both an accomplished with an impressive number of publications, and an intellectual and a committed man of action whose endeavors won broad recognition. This article presents some aspects of his life trajectory and the most essential theses which he has developed in his writings.

Key words: Samir Amin; life trajectory; essential theses

Samir Amin fut un éminent penseur dont la réflexion menée et approfondie durant une soixantaine d’années a donné naissancedes thèses stimulantes concernant le devenir de notre monde et les caractéristiques passées et actuelles du système capitaliste mondial et des formes de domination qu’il a mises sur pied au cours de plusieurs siècles d’existence.

Il fut assurément un économiste, anthropologue, historien, politologue et penseur politique, mais autant que cela un homme d’action qui s’est toujours mobilisé en faveur des causes les plus justes, servant l’émancipation du genre humain, et en particulier ceux qui depuis Frantz Fanon, on considérait comme étant lesDamnésdelaterre, en l’occurrence les peuples du Sud de la planète, ceux de sociétés depuis longtemps réduitesla domination d’un ordre qui vit le jour dans l’hémisphère nord, bref les régions encore 《 sous-développées 》 de notre monde et qu’on a tendancedénommer aussi pays du 《 Tiers-monde 》[注]Autant de notions forgées partir de la fin des années 1940 et dans les années 1950 et suivantes avec pour précurseurs Josué de Castro, Alfred Sauvy, Gunnar Myrdal et quelques autres..

Nous aborderons ici des séquences liéessa trajectoire de vie et bien entendu de son combat militant, tout en essayant de dégager quelques éléments qui nous semblent essentiels pour comprendre la trame de ses recherches et de sa pensée.

1. Esquisse d’une trajectoire de vie : jeunesse et formation, de Port Said Paris

Il est assez difficile de résumer en quelques lignes le parcours d’une personnalité qui a eu une trajectoire de vie s’étalant sur près d’un siècle, avec une activité aussi riche et étenduede nombreux pays. Il est né en 1931Port Said en Egypte avec pour parents un couple de médecins.Le père était égyptien et disons pour aller vite patriote, plutt progressiste, proche du Wafd, un parti nationaliste, porteur de libéralisme et de laïcité, en lequel se reconnaissaient de larges fractions de l’intelligentsia issue des confessions musulmane, ou copte comme c’était le cas pour le docteur Amin, un wafdiste de 《 gauche 》 en quelque sorte. La mère, elle aussi médecin, était française certainement issue d’une vieille famille de tradition jacobine. On sait de Samir qu’il avait suivi au lendemain de la Seconde Guerre mondiale des études au lycée français de sa ville de naissance et de résidence. L’établissement en question, comme c’était sans doute le cas ailleurs en Egypte, recrutait essentiellement au sein des couches moyennes et aisées, avec des élèves cependant fortement politisés et partagés entre sympathisants nationalistes d’un cté, et communistes de l’autre, Samir penchant apparemment pour ce second courant. Il relate aussi qu’au-deldes divergences d’opinion, les lycéens auraient tous été marqués par une forte opposition au nazisme etla colonisation britannique.[注]Ici comme pour d’autres informations biographiques on pourra notamment se référer aux entretiens de Samir Amin avec Demba Moussa Dembélé, op.cit.

C’est donc marqué par cette socialisation politique issue de la famille ou des années de lycée, qu’une foisParis (certainement en 1947) pour y poursuivre des études en sciences politiques et en sciences économiques,(et plus tard en statistiques), il adhèrera au Parti communiste français (PCF).

Il achèvera ce premier séjour parisien en soutenant brillamment en 1957 une thèse de doctorat où il développera les rudiments de ce que seront ses positions théoriques et dont l’intitulé annonçait déjles prémices du combat de sa vie :LesEffetsstructurelsdel’intégrationinternationaledeséconomiesprécapitalistes.Uneétudethéoriquedumécanismequiaengendréleséconomiesditessousdéveloppées.

2. Retour en Égypte et affirmation de l’homme d’action

S’il commence réellement sa phase militante durant ce premier séjour parisien, il va s’engager de façon plus résolue après un retour en Égypte (en 1957). Depuis qu’il l’avait quitté une première fois, son pays avait connu d’importantes transformations politiques. En plus de la confrontation avec les Britanniques qui avaient profité de la Seconde Guerre mondiale pour renforcer leur présence militaire dans le pays,l’Égypte doit faire face toujours au profit des Anglais,sa perte d’influence sur le Soudan (notamment avec la réforme constitutionnelle soudanaise de juin 1947), puis en 1948un échec dans la guerre avec Isra⊇l et la signature d’un armistice. Le climat social est alourdi aussi avec l’émergence de syndicats et de grèves ouvrières, ainsi que de nouveaux partis politiques et un mouvement communiste fractionné en de nombreuses organisations. Les événements vont cependant se précipiter avec la prise du pouvoir par lesOfficierslibresle 21 juillet 1952, l’abolition de la monarchie en juin 1953, puis en avril 1954, le triomphe de Nasser Faceau général Neguib. Un processus de radicalisation vers la gauche semble même gagner le nouveau régime notamment depuis la nationalisation du canal du Suez, en juillet 1956, puis l’agression anglo-franco-israélienne et sa mise en échec qui s’en suivirent[注]Pour suivre la trame socio-historique de cette période, on pourra se référer de nombreux ouvrages. Nous signalerons ici ceux de : Anouar Abdelmalek, L’Égypte société militaire (Paris: Ed du Seuil, 1962) ; Jacques Berque, L’Égypte, impérialisme et révolution (Paris: Ed Gallimard, 1967) ;collectif, L’Égypte d’aujourd’hui : Permanence et changements (1805—1976) (Paris: Ed. du CNRS, 1977). On ne manquera pas bien entendu de citer l’ouvrage de Samir Amin lui-même (publié d’abord sous le pseudonyme de Hassan Riad), L’Égypte nassérienne (Paris: Ed. de Minuit, 1964).. C’est donc dans le contexte d’une société en ébullition et de nationalisation des entreprises économiques qu’Amin retrouve son pays. Il va évidemment choisir d’activer dans le secteur public qui se renforce sous l’impulsion d’une institution étatique et contribuer plus particulièrement aux efforts pour harmoniser les orientations liéesla gestion des entreprises économiques etl’élaboration des plans de développement national.Il continuera parallèlementmiliter au sein des organisations communistes qui ont quelques difficultésse fédérer, et cantonnées dans la clandestinité par un régime fonctionnant au parti unique, ce qui ne les empêchera pas d’en appuyer les orientations considérées comme anti-impérialistes.Les fluctuations du pouvoir nassérien et la répression ne les épargnent cependant pas notamment dans la conjoncture de 1959-1960, poussant Samir Amin ainsi que de nombreux intellectuels et militants de gauchefuirl’étranger. Tout en restant fidèleses convictions mêmes passéescritiques, il devra entamer une nouvelle étape,décisive dans sa trajectoire de vie.

3. L’intellectuel et militant mondialiste

D’autres événements majeurs allaient aussi stimuler l’imaginaire et la réflexion d’Amin, tels l’émergence de nouveaux pays socialistes en dehors de l’URSS de l’époque, avec notamment le triomphe de la Révolution chinoise en octobre 1949, de même que la tenue de la première Conférence afro-asiatiqueBandung en avril 1955[注]propos de la Chine et de Bandung, Cf. Jean Chesneaux, L’Asie orientale aux XIXe et XXe siècles, Paris: Ed. Puf, 1966, et Histoire de la Chine (dir) Paris: Ed. Hatier, 1969—1977(4vol) ; Richard Wright, Bandoeng. Ed.1500.000000 d’hommes, Paris: Ed. Calmann Levy, 1955 ; Odette Guitard, Bandung et le réveil des peuples colonisés, Paris: Ed. Puf (Que sais-je), 1976.ou l’évolution en Amérique latine depuis le triomphe des castristesCuba (en janvier 1959). Attentifcette évolution mondiale et comme il le dira lui-même dans ses entretiens avec Dembélé, il orientera sa trajectoire de vie, vers trois types d’activités qu’il mènera de front : l’un tourné vers l’intérêt pour la gestion économique, le deuxième orienté vers l’enseignement et la recherche et le dernier enfin centré sur l’action militante et le combat politique. Au sein du Tiers-Monde qui sert de terrain privilégié pour les approches universitaires et intellectuelles, nous remarquerons l’intérêt particulier qu’il portel’Afrique. C’est ainsi qu’on le verra entre 1960 et 1963 au Mali nouvellement indépendantservir au ministère du Plan, le régime progressiste de Modibo Keita, en ctoyant des personnalités telles que Jean Bénard et Charles Bettelheim. Lorsqu’il enseignel’Université de Dakar (après avoir réussison concours d’agrégation), on le retrouverala tête de l’Institut africain de Développement économique et de Planification (IDEP) où il activera en partenariat avec le programme des Nations Unies pour le développement (PNUD). Loin de s’arrêter l, il se lancera dans d’autres projets d’envergure, en contribuantimpulser la création de l’ENDA (Environnement pour le développement de l’Afrique devenu ENDA-Tiers-Monde), puis du Forum du Tiers-Monde, et dès 1973, il fondera toujoursDakar le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (Codesria), créé sur le modèle du Conseil latino-américain des sciences sociales (CLACOS), et il en sera le premier secrétaire exécutif. Il considérera de même que loin de s’enfermer sur eux-mêmes l’Afrique et le Tiers-Monde devraient pour aller vers l’émancipation, s’allier avec des forces du Nord de la planète, notamment celles porteuses de pensée critique. C’est ainsi qu’il devra être compté aussi parmi les inspirateurs et organisateurs en 1999 au Caire du Forum social mondial (FSM). Bien entendu, son action ne serait pas toutfait compréhensible si elle n’était pas intellectuellement insérée dans un cadre théorique global qui pour Amin ne saurait être que le marxisme, et la mise en relation avec ses activités d’universitaire et de chercheur au nombre impressionnant de productions.

4. Les fondements théoriques de l’approche de Samir Amin

Samir Amin a été un auteur très prolifique puisqu’il nous a légué sans doute des centaines de travaux si on y intègre ses interventions publiques, interviews et contributions diverses qui sont loin d’être toutes recensées.

En tous les cas, des dizaines d’articles et ouvrages publiés et lus par un large public, nous signalerons en notes quelques-uns des plus significatifs. Il aura abordé des questions aussi diverses que l’accumulation capitalistel’échelle mondiale, et les rapports de domination qu’elle induit dans les pays du sud de la planète aussi bien sous les rapports du colonialisme et du néo-colonialisme et de manière générale du système de l’impérialisme, que la problématique de la nation, des mouvements nationaux et du développement économique et social inégal, des processus historiques, des systèmes politiques issus des indépendances nationales. Il nous a laissé aussi tout un ensemble d’études et de monographies portant sur des pays et régions du monde[注]On pourra se référer ainsi ses différents travaux sur l’Égypte, le Maghreb, la Méditerranée, le Mali, la Guinée, le Ghana, le Congo, la Cte d’Ivoire, l’Irak, la Syrie..., ainsi que des contributionsfortes connotations théoriques, portant sur le marxisme, et les enjeux dont il est porteur dans le monde ou nous vivons et avec tout ce que cela suppose comme capacités d’écoute, de synthèse et de débat même lorsqu’ils sont empreints d’un caractère, parfois polémique[注]Par exemple dans ses ouvrages : L’échange inégal et la loi de la valeur, Paris, Ed. Authropos, 1973 ; Le développement inégal. Essai sur les formations sociales du capitalisme périphérique, Paris Ed. de Minuit, 1973 ; La loi de la valeur et le matérialisme historique, Ed. de Minuit, 1977 ; les nombreux débats avec les économistes anglo-saxons ou latino-américains, Raul Prebish, Cardoso, Barian, Sweezy, et 《 la bande des quatre 》, avec Amin lui-même Arghiri Emmanuel, André Gunder Frank et Immanuel Wallenstein, qui il arrivait de publier des ouvrages et des textes communs.. Ce fut un homme de conviction qui considérait que l’intellectuel et le militant, la pensée et l’action doivent toujours aller de pair s’éclairant et se soutenant mutuellement au service de l’émancipation du genre humain, et notamment des catégories les plus démunies. Pour rendre compte de son approche d’un monde particulièrement marqué par la complexité, il nous faudra évidemment simplifier (sans simplisme) en nous appuyant sur la manière pédagogique dont il a usé lui-même en déclarant toujours dans les entretiens déjsignalés que sonuvre universitaire et théorique a eu pour point de départ deux questionnements qu’on pourrait avec une certaine clarté résumer comme suit :

1. Pourquoi le capitalisme est-il né en Europe ?

2. Pourquoi a-t-il créé la polarisation entre formations sociales dominantes et dominées, et comment dépasser cette situation pour emprunter la voie d’un communisme planétaire universel qui permettrait de déboucher sur l’égalité de tous les êtres humains ?

Éléments de réponse la 1èrequestion :

Il part des écrits de Marx, et notamment desGrundrisse, une ébauche qui servirala rédaction ultérieure duCapital, et dans lesquels ce dernier s’appuyait sur les récits des voyageurs européens en Orient aux XVIIIeet XIXesiècles, pour considérer que l’Europe avait eu par rapport aux autres régions du monde une particularité décisive pour l’émergence par la suite du capitalisme : l’apparition précoce de la propriété, inexistante ailleurs où prédominera ce qu’on a eu tendanceappeler le 《 mode de production asiatique[注]On citera ici trois ouvrages qui témoignaient de débats en France dans les années 1960 et 1970, l’initiative du Centre d’études et de recherches marxistes (CERM) : préfacé par Roger Garaudy, Le Mode de production asiatique, Paris, Ed. Sociales, 1969 ; préfacé par Maurice Godelier, Sur lessociétés précapitalistes. Textes choisis de Marx, Engles et Lénine, Paris, Ed. Sociales, 1970 ; René Gallissot, Lucette Valensi, et Charles Parrain ; Sur le féodalisme, Paris, Ed. Sociales, 1971. La théorie du mode de production asiatique avait par ailleurs inspiré son ouvrage Karl Witfogel, Le despotisme oriental, (Paris, Ed. de Minuit, 1965) ; On pourra se référer aussi l’ouvrage présenté par René Gallissot partir de traduction de Gilbert Badia, Marxisme et Algérie. Textes de Marx et Engels, Paris, UGE (collection 10—18), 1976.》. Cette thèse 《 asiatique 》 est contestée par Samir Amin qui considère que c’est le même mode de production dénommétributairequi était dominant dans les deux régions dont il est question,cela près qu’il était mieux implanté en Orient avec une forte centralisation politique. Contrairement doncla vulgate occidentalo-centriste, l’Europe était plus attardée, fonctionnant comme une périphérie du système tributaire, une sorte de maillon 《 le plus faible de la chane 》 (dans le sens de Lénine[注]Lénine utilisait l’expression pour la Russie tsariste considérée comme 《 maillon le plus faible de la chaine des États impérialistes 》 d’où le fait que la révolution socialiste ait pu y triompher plus facilement qu’ailleurs en Europe. En fait Samir Amin comme Lénine semblent rejoindre la thèse avancée notamment par le Hollandais Jan Marius Romein (1893—1962) qui rejetait l’évolution linéaire en histoire au profit d’un développement qui s’opèrerait partir de la périphérie du système dominant durant une période donnée.), ce qui expliquerait que la propriété a pu s’y développer plus facilement facilitant ainsi le passage du féodalisme au capitalisme. Il remettra de même en question l’approche occidentalo-centriste dans l’émergence des nations. Celles-ci ne seraient pas réductibles au précédent européen et des bourgeoisies capitalistes. Puisque l’Egypte de Mohamed Ali allait franchir le pas avant même le Japon si ce n’était l’intervention de la colonisation britannique (Anouar Abdelmalek mettait en avant l’argument de la 《 profondeur historique 》 de l’Egypte). De même, l’exemple de la Chine médiévale et du Monde arabe serait révélateur avec pour cette dernière région l’uvre au Moyenge 《 des marchands guerriers[注]Pour ces questions se référer aux écrits de Samir Amin dont on signalera ici : L’Euro-centrisme, 1988, La Nation arabe, nationalisme et luttes de classes, Paris, Ed. de Minuit, 1976. On pourra se référer aussi Anouar Abdelmalek, Idéologie et Renaissance nationale : l’Égypte moderne, Paris, Ed. Anthropos, 1969.》.

Éléments de réponse la seconde question :

Ici aussi Amin revisitera les classiques du marxisme, notamment la VIIIesection du livre I duCapital, dans laquelle Marx décryptait les mécanismes de l’accumulation primitive duCapital. Celle-ci se serait déroulée entre la fin du Moyenge et les débuts de la Révolution industrielle avec le capitalisme de libre concurrence, et aurait puisé dans trois sources principales : l’expropriation de la population campagnarde en Europe (cas de l’Angleterre), le système de la ferme (avec les fermiers généraux qui émergent durant la Révolution française), et enfin la colonisation dans sa phase mercantilistes. De même avec l’évolution de ce type de colonisation et de la phase capitaliste de libre concurrence, le système atteindra le stade de l’impérialisme avec le passage au capitalisme de monopole, théorisé par Lénine qui s’appuyait sur les travaux de Hilderfing et de Hobson.En fait, Samir Amin adhère pour l’essentielces thèses lorsqu’il considère l’évolution du système du point de vue de la trame historique et y décèle en effet, les quatre phases essentielles que sont :

1. Son apparition en Europepartir des XVeet XVIesiècle ;

4. Il arrivera enfin vers la fin du XXesièclesa phase actuelle caractérisée par un 《 capitalisme de monopole généralisé 》.

Par rapport aux classiques, il introduira cependant des nuances importantes dans sa lecture du processus d’ensemble. Ceci transparat en fait dans deux de ses thèses essentielles :

1. Le processus d’accumulation primitive du capital ne prend pas fin avec le passagela libre concurrence etla Révolution industrielle, mais serait en cours encore de nos jourstravers la persistance de 《 l’échange inégal 》 qui caractériserait les rapports entre le Nord et le Sud de la planète. Ceci se remarque notamment dans la rétribution de la force de travail, marquée par un fort déséquilibre que ne justifierait pas la simple différence dans la productivité du travail entre ces deux régions[注]On pourra se référer ici sa thèse précédemment citée (soutenue en 1957), Le Développements inégal (1973) ; La Crise de l’impérialisme (1975, en collaboration) ; L’Impérialisme et le développement inégal..

2. Ceci induit que l’impérialisme loin d’être exclusif de la phase de capitalisme de monopole(fin du XIXesiècle), serait inhérent au système capitaliste dès les débuts de la colonisation avec l’année 1492 (arrivée de Christophe Colomb en Amérique) comme point de repère[注]Ibid..

A travers une pareille position nous remarquerons que Samir Amin s’invite au débat du début du XXesiècle entre Rosa Luxembourg et Lénine sur l’analyse de l’impérialisme et des causes qui auraient menésa crise. Alors que pour la première, il fallait chercher dans le manque de débouchés pour les marchandises produites (engendré par la paupérisation), le second mettra plutt l’accent sur le développement inégal qui caractériserait le capitalisme (entre le secteur I et le secteur II de l’industrie)et la nécessité d’exportation des capitaux[注]Pour situer ce débat on pourra se référer la thèse de Gilbert Badia, éditée sous l’intitulé de Rosa Luxembourg, journaliste polémiste, révolutionnaire, Paris, Ed. Sociales, 1975. Cf. bien entendu aussi les ouvrages de Lénine, L’impérialisme stade suprême du capitalisme (disponible en différentes éditions), et de Rosa Luxembourg, L’accumulation du Capital, Paris Ed. Maspero, 1967 (2 volumes).. En repoussantune période nettement antérieure la naissance de l’impérialisme, la question semble complétement changer de perspective chez Amin.

5. Théorie et action : déconnexion pour sortir de l’échange inégal et de la dépendance

Qu’est-ce qui selon notre auteur caractérise le fonctionnement du système capitaliste mondial depuis son passageun capitalisme de monopole généralisé, et ce vers la fin du XXesiècle ? Au privilège exclusif de l’accèsla production industrielle qu’il détenait jusqu’au XXesiècle, l’impérialisme va élaborer de nouvelles formes de domination, pour pérenniser un système d’échange inégal, tentant pour ainsi dire de s’adapter au contexte d’un monde en plein bouleversement etl’évolution des rapports de forces sociales et géopolitiques. C’est ainsi que laTriadeconstituée par les USA, l’Union européenne et le Japon va tenter d’asseoir cinq monopoles négociés entre les trois partenaires et leurs associés au sein d’organismes tels le G7, la Banque mondiale, le Fond monétaire international (FMI), l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le Traité atlantique (OTAN) et quelques autres outils de domination. Ces cinq monopoles détenus par laTriadepeuvent être énumérés comme suit :

1. domination sur les technologies avec surprotection de l’OMC ;

2. l’accès exclusif aux ressources de la planète ;

Dans un pareil contexte ce qu’on appelle 《 le sous-développement 》 est appeléperdurer car intrinsèquement liél’organisation capitaliste de la production etl’échange inégal qui va avec. La solution n’est donc pasrechercher dans un mythique 《 rattrapage 》 technologique et économique des pays développés par ceux du sud de la planète et les indices de croissance qui les accompagneraient, mais par une véritabledissociationoudéconnexionvis--vis du système capitaliste[注]If aussi de Samir Amin, La déconnexion (1985), lire en parallèle avec l’ouvrage de Rudolf Bahro, L’alternative (et notamment le chapitre 2 sur l’origine de la voie non capitaliste), Paris, Ed. Stock, 1972.. Cela suppose pour lui des alternatives politiques susceptibles de déboucher sur une solutiontrois paliers : 1. Socialiser la propriété des monopoles ; 2. Définancer la gestion de l’économie ; 3. Déglobaliser les relations internationales.

C’est ainsi, et ainsi seulement qu’il serait possible de mettre finla fatalité de l’échange inégal et de la domination du monde par laTriade, ouvrant par lmême l’accèsun développement harmonieux, émancipateur au sein de l’espèce humaine. Le mouvement de décolonisation mené par les peuples, le processus d’émergence d’Etats nationaux en Asie et en Afrique commencé aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale et symbolisé par l’ère de Bandung qui s’étalerait jusque vers 1980, quoi qu’on en pense et malgré ce qu’on a tendanceconsidérer comme des échecs, a aboutides transformations radicales dans la physionomie de ces sociétésl’échelle mondiale. Après une période d’essoufflement, une deuxième vague serait en action actuellement avec les nations émergentes ou ré-émergentes dont l’exemple tendêtre suivi par de nombreux pays, contraignant ainsi l’impérialismeréajuster ses formes de domination. C’est le cas avec la constitution de laTriade, elle-même confrontéedes enjeux et contradictions accentués par des mouvements de luttes qui n’ont pas toujours déserté y compris le nord de la planète et sur lesquels il faudra aussi s’appuyer. L’Occident ne pouvant être complètement assimiléun 《 volcan révolutionnaire éteint 》 comme cela ft parfois affirmé par des idéologues de la seconde moitié du XXesiècle, et les peuples du sud y ont des alliés sur lesquels ils pourront compter. En fait selon Samir Amin, malgré l’effondrement du bloc soviétique et l’évolution de la Chine post-maoïstela fin du XXesiècle, il faudra retenir que le fait que des révolutions aient pu triompher dans la première moitié de ce siècle, est révélateur en lui-même que le système dominant en place n’est pas invincible. A condition d’en tirer les leçons, bien entendu !

6. Continuer débattre pour ouvrir des perspectives

Samir Amin apparait en tant qu’intellectuel et homme d’action comme étant l’un des continuateurs, prolifique d’un débat remontant au moinsla naissance du marxisme sur la place occupée dans l’histoire et le processus évolutif des sociétés humaines par ceux qu’on a tourtour désignés sous les vocables de peuples 《 d’Orient 》, 《 coloniaux 》, du 《 Tiers-Monde 》, ou du 《 Sud de la planète 》. Les précédentes étapes qu’on peut y déceler sont dès la seconde moitié du XIXesiècle les analyses déployées par Marx lui-même dans lesGrundrisse,LeCapital, et autresLettresVeraZassoulitch, les prises de position de la IIeInternationale, puis au début du XXèmesiècle , les thèses de Lénine, Rosa Luxembourg, et bien d’autres sur la lancée de positions adoptées par la IIIèmeInternationale et duCongrèsdupeupledel’Orient, tenuBakou en 1920. Comme intellectuel marxiste et militant communiste, Amin a dcertainement être sensibiliséla question lors de la controverse idéologique sino-soviétique des années 1950 et 1960[注]Sur l’évolution de cette controverse, on pourra se référer Enrica Colotti-Pischel et Chiara Robertazzi, L’Internationale communiste et les problèmes coloniaux 1919—1935. Paris, La Haye, Ed. Mouton, 1968, ainsi qu’ Hélène Carrère d’Encausse et Stuart Schram, Le Marxisme et l’Asie 1953—1964, Paris, Ed. Armand Colin 1965. On pourra le référer aussi Maxime Rodinson Marxisme et Monde musulman, Paris, Ed. du seuil, 1972.. On se souvient qu’elle était notamment revenue sur le rle des paysanneries et des peuples du Tiers-Monde dans le processus révolutionnaire mondial, particulièrement valorisés dans la théorie maoïste qui prend forme en tentant de s’appuyer sur un décryptage de l’expérience chinoise. Il fut idéologiquement proche de ce courant, ce dont on retrouvera trace dans nombre de ses écrits de l’époque, y compris l’analyse de l’Egypte nassérienne et le rle clef qu’il donnera dans sa penséel’échange inégal et aux expériences économiques mondiales des pays du Tiers-Monde. L’évolution de la Chine post-maoïste puis l’effondrement du bloc soviétiquela lisière des années 1980 et 1990 vont certainement, comme pour d’autres intellectuels et militants, l’amenerréajuster certaines de ses positions, mais sans atteindre ses convictions profondes liéesl’espoir d’un monde meilleur qui ne pourra transiter que par la remise en cause de l’hégémonie capitaliste et du système inégalitaire qu’elle maintient sur le monde.

Tout en considérant que les voies vers la libération et le socialisme peuvent être diverses selon les peuples, il continueradonner une importance au renouvellement théorique et aux modalités organisationnellesmettre enuvre pour accélérer par la lutte une crise de l’impérialisme qui devrait menerson inéluctable effondrement. Il y a consacré un certain nombre d’écrits[注]Parmi ces textes on pourra signaler ici : L’Avenir du maoïsme, 1931 ; Pour la Cinquième internationale, Paris, Le Temps des cerises, 2006 ; 《 Fin du néolibéralisme ? 》 in Actuel Marx n° 40, 2e semestre/ 2, 2006 ; Mondialisation, comprendre pour agir, 2002; Mémoires : l’éveil du Sud, Paris, Les Indes savantes, 2015.et d’actions comme co-fondateur de nombreux mouvements dont le Forum social mondial n’est pas des moindres. Après l’essoufflement vers 1980 du processus engagé en 1955 avec la conférence de Bandung et une période de reflux, de deux ou trois décennies des mouvements d’émancipation du Tiers-Monde, il lui semblait voir émerger une ère nouvelle dont l’apparition de pays émergents et des mouvements sociaux balbutiants dans ce début du XXIesiècle ne seraient que les prémices. Ceci en gardant la tête froide cependant, ce qui transparat dans des textes comme celui consacrél’ébranlement en Egypte et d’autres pays arabes en 2011. Nous nous permettrons de reprendre ici son paragraphe introductif :

《 L’année 2011 s’est ouverte par une série d’explosions fracassantes de colère des peuples arabes. Ce printemps arabe amorcera-t-il un second temps de 《 l’éveil du monde arabe 》 ? Ou bien ces révoltes vont-elles piétiner et finalement avorter comme cela a été le cas du premier moment de cet éveil évoqué dans mon livreL’ÉveilduSud. Dans la première hypothèse, les avancées du monde arabe s’inscriront nécessairement dans le mouvement de dépassement du Capitalisme/impérialismel’échelle mondiale. L’échec maintiendrait le monde arabe dans son statut actuel de périphérie dominée, lui interdisant de s’ériger au rang d’acteur actif dans le façonnement du monde 》[注]Samir Amin : 《 2011 : le printemps arabe ? L’Égypte 》, in journal des Anthropologues (Association française des anthropologues). 128-129/2012. Ce texte constitue une version courte, d’un article publié dans la revue Recherches internationales (automne 2012)..

7. Faut-il conclure ?

Certains pourront reprocherSamir Amin et d’autres universitaires engagés le manque de 《 neutralité axiologique 》 (Max Weber) que suppose l’approche scientifique, ce dans le domaine notamment des sciences sociales. L’argument demeure cependant irrecevable et il est possible de mener des recherches rigoureuses tout en gardant un pied dans la cité et notre auteur estla fois chercheur et citoyen, un citoyen-monde, non liéun pouvoir politique. Par ailleurs, il ne s’agit pas de perdre de vue ici la dimension fondamentalement humaniste des sciences sociales, même si on en a souvent usé pour des causes d’asservissement, ce qui de toute façon confirmerait l’unité anthropologique qui relieraitconnaissanceetintérêt(Jürgen Habermas).

On pourrait lui reprocher ainsi qu’d’autres une dimension utopiste de la démarche, alors qu’en fait il analyse le passé et le présent pour faire des projections sur le futur et ouvrir des perspectivesdes milliards d’hommes qu’on aideraitsortir du caractère fataliste de la détresse humaine. Notre auteur est ici fort éloigné de toute démarche téléologique.

De toute façon si utopie il y a, elle serait dans ce cas bien plus prometteuse et humaniste que d’autres qui cultiventleurs façon l’illusion d’une croissance-rattrapage dans le cadre du système dominant[注]Walt Rostow, Les Étapes de la croissance économique, Ed. du Seuil, Paris, 1970., le spectre d’un prétendu affrontement des civilisations[注]Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Ed. Odile Jacob, 1966.ou encore l’euphorie anesthésiante d’un monde désormais caractérisé par la fin des idéologies.[注]Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Ed. Flammarion, 1992. On sait que depuis lors Fukuyama a tenté de nuancer son approche.

Il faudra en fait discerner entre utopie porteuse et utopie stérile, utopie généreuse plus au moins fondée et utopie destructrice et morbide.

Que l’on imagine le grand Aristote, revenir vingt-cinq siècles après sa mort visiter notre temps et y découvrir que contrairementce en quoi il croyait dur comme fer, le système esclavagiste n’est pas une fatalité indépassable et que les 《 instruments inanimés 》 peuvent se mouvoir sans l’intervention 《d’instruments animés 》[注]Aristote, Politique, livre I, ch. I.. Il abandonnerait certainement ses conceptions fixistes pour rejoindre les 《 utopistes 》 comme Samir Amin et ceux qui partagent ses idées et son combat.

Bibliographie

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