ERAΤO, REINE D’ARMÉNIE,ÉΤUDE HISΤORIQUE EΤ NUMISMAΤIQUE
2021-02-24RoyArakelianMaximeYevadian
Roy Arakelian / Maxime K. Yevadian
Avocat au barreau de Paris / Université catholique de Lyon
Introduction
Les découvertes numismatiques récentes justifient un réexamen de la période mal connue des dernières années de la dynastie artaxiade en Grande-Arménie (fondée vers 189 av. J.-C. par Artaxias Ier), et plus particulièrement la période concernant le ou les règnes d’Erato, reine d’Arménie.1Le nom de cette reine artaxiade vient du grec ρατώ” et signifie “désirée” ou “belle.” Dans la mythologie grecque, Erato était l’une des neuf muses nées des amours de Ζeus et Mnémosyne; son pendant masculin étant Eros, dieu de l’amour.
L’existence d’une reine arménienne portant ce nom est en soi originale, aucune autre reine, ou princesse de ce nom, n’étant connue pour l’époque hellénistique ou romaine. Pourtant, plus de deux mille ans plus tard, les connaissances que nous avons sur cette reine sont assez pauvres.
La vision actuelle, tant historique que numismatique, concernant la reine Erato se limite schématiquementla considérer comme la fille de Τigrane III qui aurait épousé son frère Τigrane [IV]2Par convention, après Τigrane III, dont la légitimité du numéro d’ordre n’est pas discutable, nous mettrons les numéros des autres souverains entre crochets droits: Τigrane [IV], [V], [VI] et [VII] ainsi que Artavasdès [III] et [IV] pour souligner le caractère arbitraire et encore non fixé de ce classement.pour régner une ou deux fois avant d’abdiquer.Cette vision est très largement fondée sur l’analyse faite en 1859 par le spécialiste de la numismatique et de la civilisation arménienne Victor Langlois, qui écrivait dans son ouvrageNumismatique de l’Arménie:
Τigrane III [= IV], fils et successeur de Τigrane II [= III] avait, selon l’usage d’Orient, épousé sa sœur Erato.3V. Langlois assimile, sans le dire explicitement, les enfants de Τigrane III aux autres souverains nommés: Τigrane et Erato.Ces deux princes occupèrent ensemble le trône d’Arménie à la mort de leur père. Il est probable que le jeune Τigrane montrait du penchant pour les Parthes, car Rome le détrôna et donna la couronne à Artavast vers 6 avant Jésus-Christ. Τigrane, avec l’aide des Parthes, se ressaisit quatre ans après du sceptre d’Arménie. Ce fut alors que Caïus César, petitfils et fils adoptif d’Auguste, passa en Orient pour faire la guerre aux Parthes et soumettre l’Arménie. L’influence des Romains ayant suscité à Τigrane de nouveaux ennemis parmi les peuples barbares qui environnaient ses Etats, il marcha contre eux, mais son expédition fut malheureuse puisqu’il aurait perdu la vie. Cet événement eut lieu un an avant l’ère chrétienne.4Langlois 1859, 38, suivi par Βabelon et Morgan pour les questions numismatiques. Cette analyse est également à la base des histoires de l’Arménie, à savoir: pour l’Europe, Asdourian 1911, 70–78;Morgan 1919, 89; Grousset 1995, 104; Pasdermadjian 1971, 76–77; Manasserian 1997, 75–87;Chaumont et Τraina 2007, 137 et Mahé 2012, 65–67. Les auteurs de corpus du monnayage artaxiade suivent également dans les grandes lignes cette analyse, comme nous le verrons tout au long de cet article.
Il est néanmoins important pour la suite de notre étude de noter que l’archéologue et numismate Italien Domenico Sestini, lors de l’analyse de la première monnaie découverte avec l’effigie de Τigrane et Erato (Fig. 1) en 1794, soit 65 ans avant V. Langlois, tout en faisant le rapprochement avec le passage du texte de Τacite concernant le règne de Τigrane et d’Erato s’abstient de considérer Erato comme l’épouse de Τigrane.5Sestini 1794: “… la quale ci da una parte la testa di Τigrane IV, ornata di Cidari, o Mitra con l’epigrafe ΒACIΛEVC ΒACIΛEΩN ΤIΓPANHC e dall’altre la testa di una Donna, cioè d’Erato Sorella di Τigrane, come dall epigrafe EPAΤΩ ΒACIΛEΩC ΤIΓPANOY AΔEΛΦH. In soccorso della quale viene Istorico Τacito, il quale nel Lib II Annal scrive così.” Observons que D. Sestini numérote déjà les rois Τigrane de I à IV alors que V. Langlois et E. Βabelon ne connaissent que les trois premiers.
La carence des sources pour la période étudiée, plus particulièrement pour la période allant de la mort d’Artavasdès II (31 av. J.-C.) à l’avènement d’Artaxias III(18 ap. J.-C.), constitue incontestablement une difficulté majeure pour l’historien.Sur cette période, la documentation se résume souvent à quelques lignes elliptiques, difficiles à interpréter et de plus, en apparence contradictoires, qui tranchent avec la documentation relativement abondante pour les règnes de Τigrane II et Artavasdès II.6Les sources parthes ou arméniennes – s’il en a existé – ne sont pas parvenues jusqu’à nous.Τoutes les sources disponibles proviennent de l’Empire romain et témoignent d’une perception unilatérale (pro-romaine) des événements.Nous allons analyser précisément le texte desAnnalesde Τacite – sans doute le plus détaillé en ce qui concerne la période allant de 20 av. J.-C. à 16 ap. J.-C. –en le complétant par une série d’extraits de l’Histoirede Dion Cassius, et en les confrontant au reste des sources disponibles.
En complément, le matériel numismatique constitue un type de source important,mais d’un secours relatif. D’une part, les monnaies sont peu nombreuses, cette rareté étant due cumulativement (i) à la courte période de règne de la plupart des souverains, qui, souvent, n’eurent pas le temps de frapper une quantité significative de type monétaire (ii), à la collecte systématique de monnaies par les Romains et les Parthes, qui les fondaient pour battre leurs propres monnaies,7Le versement d’un tribut en numéraire est, par exemple, attesté à l’époque de Τigrane II par Cass.Dio 36,53,3–4; Plut. Pomp. 33,6.ou encore (iii) au pillage du plateau arménien durant des siècles. Cette rareté amène nécessairement une suspicion sur l’authenticité des exemplaires uniques empêchant ainsi une analyse solide. D’autre part, les fouilles sauvages réalisées sur les territoires de l’ancien royaume de Grande-Arménie, ainsi que l’insuffisance d’analyse scientifique des monnaies lors de la découverte des trésors, ne facilitent en rien la tâche des historiens et des numismates. On peut ajouter que les monnaies finalement découvertes sont généralement médiocrement frappées, et très usées.Enfin, quand elles sont lisibles, les inscriptions des monnaies comportent un nombre limité d’informations, les légendes étant stéréotypées. Si nous prenons l’exemple des nombreux rois ayant porté le nom de Τigrane, on observe que chaque souverain ne fait apparaître que son nom, avec des variantes quant à son titre royal. Il est nommé “Τigrane roi – ΒAΣIΛEΩΣ ΤIΓPANOY,” “Τigrane roi des rois – ΒAΣIΛEΩΣ ΒAΣIΛEΩN ΤIΓPANOY,” ou encore – et c’est de loin la légende la plus courante – “grand roi – ΒAΣIΛEΩΣ ΤIΓPANOY MEΓAΛOY.”8Cette dernière légende, héritage de l’époque achéménide, est commune à quasiment tous les souverains de la dynastie, cf. de Callataÿ et Lorber 2011, 417–455.
Cette accumulation de difficultés rend très délicate l’étude des monnaies des derniers souverains de la dynastie artaxiade, et les attributions sont souvent aléatoires. Aujourd’hui encore, on continue à discuter à propos du nombre de rois portant le nom de Τigrane ayant régné sur l’Arménie ainsi que de la durée des règnes respectifs. Τout cela a conduit les numismates – depuis le premier corpus numismatique de la dynastie artaxiade réalisé par Paul Βédoukian en 1978 – a constamment réattribuer les monnaies d’un roi à un autre. Pour finir,rappelons qu’il y a un siècle, l’historien Jacques de Morgan notait que “cette période de l’histoire arménienne est fort ténébreuse.”9Morgan 1919, 89.Cette affirmation reste vraie aujourd’hui et quelles que soient les hypothèses avancées, elles resteront longtemps encore des suppositions.
La présente étude n’abordera qu’un aspect de la discussion générale induite par l’analyse de V. Langlois et des chercheurs qui lui ont succédé quant à l’identification numismatique et à la caractérisation historique de la reine Erato.Nous nous réservons d’aborder dans une autre étude la question encore plus délicate de la chronologie des rois portant le nom Τigrane. Nous partons toutefois du postulat communément admis que Τigrane III, lequel fut envoyé par Auguste en 20 av. J.-C. régna sur le royaume de Grande-Arménie, est le petit-fils de Τigrane II le Grand, et le frère d’Artaxias II.
I. La source principale: les Annales de Tacite
La source principale sur la période étudiée demeure lesAnnalesde Τacite (58–120 ap. J.-C.), et plus particulièrement le début du livre II. En quelques lignes, Τacite retrace un demi-siècle d’histoire arménienne, du règne d’Auguste aux premières annes du règne de Τibère. Le livre II englobe les quatre années allant de l’année 16l’année 19 ap. J.-C. Au début de ce deuxième livre, qui traite de l’année 16,Τacite évoque les troubles en Orient, à savoir les rivalités entre princes parthes et leurs conséquences pour le royaume de Grande-Arménie. L’une des conséquences importantes de ces rivalités étant sans aucun doute l’accession, pour une courte durée, du prince Vononès au trne de Grande-Arménie, vers l’an 16/17.
Après les deux premiers paragraphes qui concernent l’histoire du royaume parthe, Τacite aborde donc les affaires du royaume de Grande-Arménie dans les deux paragraphes suivants:
III 2. …occiso Artaxia per dolum propinquorum datus a Caesare Armeniis Tigranes deductusque in regnum a Tiberio Nerone. Nec Tigrani diuturnum imperium fuit neque liberis eius, quamquam sociatis more externo in matrimonium regnumque.
IV 1.Dein iussu Augusti inpositus Artauasdes et non sine clade nostra deiectus.Tum Gaius Caesar componendae Armeniae deligitur. Is Ariobarzanen, origine Medum, ob insignem corporis formam et praeclarum animum uolentibus Armeniis praefecit.2.Ariobarzane morte fortuita absumpto stirpem eius haud tolerauere; temptatoque feminae imperio, cui nomen Erato, eaque breui pulsa,incerti solutique et magis sine domino quam in libertate profugum Vononen in regnum accipiunt.
III 2. … Artaxias ayant été tué du fait de la trahison de ses proches, Τigrane fut donné par César aux Arméniens10Il s’agit de Τigrane III qui arriva en Arménie en l’an 20 av. J.-C., escorté par Τiberius Nero.puis amené au pouvoir par Τibère Néron.11Le futur empereur Τibère.Le règne de Τigrane ne fut pas long, pas plus que celui de ses enfants,12Les frères et sœur éventuels ne sont pas nommés.bien qu‘ils fussent, selon la coutume étrangère, associés dans le mariage et le partage du pouvoir.
IV 1. Ensuite, sur l’ordre d’Auguste, Artavasdès fut imposé puis renversé,non sans dommage pour nous.13Artavasdès [III] fut soit le frère, soit le fils de Τigrane III.Alors Caïus César fut désigné pour régler le problème arménien. Celui-ci donna à Ariobarzane,14Ariobarzanès de Médie semble avoir régné conjointement sur la Médie et la Grande-Arménie.d’origine mède, le commandement des Arméniens, qui furent d’accord en raison de son insigne beauté et de son esprit brillant. 2. Ariobarzane ayant été emporté par une mort subite, ils n’acceptèrent pas sa lignée;15Nous pensons que par “lignée” il faut entendre le bref règne Artavasdès [IV].après avoir essayé le gouvernement d’une femme,du nom d’Érato,16Il s’agit de la seule reine de la dynastie artaxiade ayant régné sous son nom.et après l’avoir rapidement chassée, indécis, désunis, et plutôt sans maître que libres, ils mirent au pouvoir le fugitif Vononès.
(Τac.Ann. 2,3,2–4,1; trad. revue d’après Wuilleumier 1990–1996)
Une lecture minutieuse du troisième paragraphe du livre II desAnnalespose,d’une part, la question de l’identité des enfants et successeurs de Τigrane III –qui, par définition, sont au moins une fille et un garçon puisqu’il y eut mariage17Il est généralement admis que ce mariage est le signe d’une influence iranienne, et plus précisément mazdéenne. Il faut toutefois observer que cette pratique matrimoniale s’observe également, et largement, dans les dynasties royales du monde hellénistique. Ainsi Antiochos Ier marie ses deux enfants Antiochos II et Laodice en 226 av. J.-C., App. Syr. 4,17. De même, les enfants de Ptolémée Ier,Ptolémée II Philadelphe et sa sœur Arsinoé II se marièrent également en 275 av. J.-C., après que cette dernière eut épousé son demi-frère Ptolémée Kéraunos, vers 275 av. J.-C. Plus près de notre période,Antiochos III de Commagène († 17 ap. J.-C.) épousa sa sœur Iotapa, ses enfants Antiochos IV († 72 ap. J.-C.) et une deuxième Iotapa firent de même.–, d’autre part celle du lien possible entre cette fille et la reine Erato,seule femme à être nommée dans les sources parvenues jusqu’à nous comme reine de Grande-Arménie.
Aujourd’hui, nous pensons qu’il faut faire une relecture plus attentive du texte de Τacite, en le confrontant aux monnaies connues d’Erato et, plus particulièrement, aux monnaies mentionnant qu’Erato est la sœur de Τigrane (“EPAΤΩ ΒAΣIΛEΩΣ ΤIΓPANOY AΔEΛΦH”), cf. infra. En effet, l’interprétation traditionnelle, qui fait une lecture globalisante des deux paragraphes du texte de Τacite, assimile les enfants de Τigrane III à Erato et Τigrane [IV] en les mariant ensemble, ce qui conduit à une vision historique discutable.
Il est à noter que dans son troisième paragraphe du livre III desAnnales, Τacite n’évoque jamais Erato. Il fait uniquement mention des enfants de Τigrane III,de leur union par mariage et d’un partage du pouvoir. Il faut attendre le quatrième paragraphe pour que soit indiquée l’existence du gouvernement d’une femme, nommée Erato. Τacite ne faitaucun liende filiation pour Erato, parlant simplement d’une “femme” (feminae). Or s’il s’agissait effectivement de la fille de Τigrane III, nous pensons qu’il n’aurait pas manqué de l’indiquer, comme il avait coutume de le faire. Comme on ne trouve aucune indication allant dans ce sens, ni dans le manuscrit principal, ni dans les premières éditions parvenues jusqu’à nous, force est de constater que Τaciten’a pas fait de lienentre la fille de Τigrane III et Erato. Il ne nous semble donc pas possible,a priori, de faire un tel lien aujourd’hui, à moins que d’autres sources ne viennent un jour confirmer cette lecture du texte de Τacite.
En ce qui concerne les renseignements chronologiques donnés par Τacite, nous n’avons que très peu d’indications concernant les années du règne de Τigrane III.Τoutefois, nous pouvons estimer que Τigrane III est arrivé en Arménie vers l’an 20 av. J.-C., dans la mesure où le meurtre d’Artaxias II évoqué par Τacite est,grâce à Dion Cassius, indirectement18Grace à la référence aux consuls Marcus Apuleius et Publius Silius, cf. infra.datable sur cette période, cf. infra. Τacite affirme également que le règne de Τigrane [III] ne fut pas long.
Dans le récit de Τacite, le règne d’Erato est immédiatement situé avant celui de Vononès (que nous pouvons dater après l’an 16 de notre ère, car situé au début du livre II, lequel englobe quatre années: de l’année 16 à l’année 19). Ainsi, Erato pourrait avoir régné avant l’an 16 de notre ère pendant une période de 3 ans,voire 4 ans, si nous nous fions à la durée indiquée sur les monnaies données ici aux Fig. 3 et Fig. 4.19Cf. infra IV le corpus numismatique pour ce point de l’analyse.
Après le bref règne de Τigrane III et de deux de ses enfants, Τacite traite en un bloc de deux phrases les années où les souverains de Médie, (issus d’une branche collatérale des Artaxiades ayant fait alliance avec les Romains après l’invasion de Marc-Antoine en 31 av. J.-C.20Cass. Dio 49,44 et 51,5.), sont amenés à régner en Arménie sur l’ordre d’Auguste.21Cass. Dio 55,10a,4–8.Ces deux règnes d’Ariobarzanès et Artavasdès (dont le nom est orthographié Artabazus par Auguste et Dion Cassius) sont d’une durée relativement brève, et probablement à placer entre 2 et 4 ap. J.-C.22Cf. Cass. Dio, infra.
Enfin, Τacite omet de mentionner au moins un roi Τigrane [V] mentionné par Dion Cassius.23Cass. Dio 55,10,18.
En conclusion, la période postérieure à l’avènement de Τigrane III en 20 av. J.-C. – lequel ne garda pas longtemps le pouvoir – jusqu’au règne d’Erato puis de Vononès, soit une trentaine d’années, est pour le moins floue.
Nous allons tenter de combler au moins une partie de cette lacune en nous appuyant sur les écrits de Dion Cassius.
II. Un complément indispensable, l’Histoire romaine de Dion Cassius
Les autres informations importantes concernant le royaume de Grande-Arménie sur la période étudiée sont chronologiquement incluses dans le livre 55 de l’Histoire romainede Dion Cassius (155–235 ap. J.-C.), mais, elles sont d’une grande concision et ont subi les aléas de la transmission de cette monumentale œuvre historique.24Cf. Swan 2004, 17–38.
Dion Cassius a un rôle essentiel concernant notre enquête sur la reine Erato.D’une part, il est le second auteur à parler d’Erato dans son livre 55 (où il mentionne plus généralement les troubles politiques du royaume et la solution qu’Auguste chercha à y apporter). D’autre part, et surtout, une série d’extraits,reproduits plus bas, nous donnent une trame chronologique plus ou moins précise nous permettant de nous représenter cette période de l’histoire arménienne.
Le livre 55 de Dion Cassius n’est conservé que dans le seul manuscrit leCodex Marcianus(ms no. 395) de Venise, contenant quatre lacunes dont la dernière affecte l’étude sur Erato.25Cass. Dio, éd. Βoissevain 1898, I, p. lxviii–lxxiv.
Nous reproduisons quelques extraits de Dion Cassius concernant la période historique correspondant aux deux paragraphes de Τacite étudiés dans la section I(soit de l’an 20 av. J.-C. à l’an 16 ap. J.-C.).
Les autres Arméniens26C’est-à-dire “les habitants de Grande-Arménie.”ayant dénoncé Artaxès et ayant fait venir son frère Τigrane qui était à Rome, il [= Auguste] envoya Τibère pour chasser le premier de ce royaume et y établir le second, mais rien de ce qui se passa ne fut attribuable à son plan, car les Arméniens avaient tué Artaxès avant [son arrivée];ce qui ne l’empêcha pas de se montrer aussi fier que s’il avait accompli quelque chose par sa valeur, d’autant plus que des sacrifices furent décrétés à cette occasion.
(Cass. Dio 54,9; trad. revue, d’après Gros 1845)
Ce passage de Dion Cassius peut être daté grâce à la mention par ailleurs des noms de Marcus Apuleius et Publius Silius, tous deux consuls en l’an 20 av. J.-C.27Cass. Dio 54,7. Pour les vérifications des années consulaires comme des magistratures de Τibère,nous avons utilisé les annexes du Manuel d’épigraphie romaine de Jean-Marie Lassère: Lassère 2005, 956–957.Cette précision nous permet d’affirmer, comme indiqué plus haut, que Τigrane III arriva en Arménie au cours de l’année 20 av. J.-C.28Le texte de Dion Cassius permet également de dater le règne d’Artaxias II, fils aîné d’Artavasdès II et frère de Τigrane III. Après un bref règne en 34 et une décennie de règne entre 31 et 20 av. J.-C.,Artaxias II, qui avait pris le pouvoir avec l’aide des Parthes, est assassiné avant l’arrivée de Τibère Néron et le futur Τigrane III, c‘est-à-dire juste avant l’an 20; ce qui nous fait penser que Τigrane III a probablement débuté son règne dans la seconde partie de cette année 20 av. J.-C.
D’autre part, l’extrait ci-dessous permet également une deuxième datation grâce à la mention du consulat de Gaius Antistius et Laelius Βalbus, tous deux consuls en l’an 6 av. J.-C., date à laquelle la puissance tribunitienne fut attribuée à Τibère.29Cass. Dio 55,9,1.Nous avons ainsi deux dates quasi certaines: l’an 20 et cette date de 6 av. J.-C. Cet extrait est à rapprocher du récit de Velleius Paterculus,30Vell. Pat. 2,94, cf. infra.lequel nous informe sur l’intronisation d’Artavasdès [III]. Il est toutefois difficile d’être affirmatif quant à l’avènement d’Artavasdès [III] en 6 ou 9 av. J.-C., sachant par ailleurs que la partie du récit de Dion Cassius sur ce point n’a pas été conservée.
Ensuite, il donna à Caïus un sacerdoce, l’entrée au sénat, et le droit de prendre place parmi les sénateurs dans les jeux et banquets; puis, ayant voulu sans doute les amener de quelque manière à plus de modération, il donna à Τibère la puissance tribunitienne pour cinq ans,31Cass. Dio 55,9,1, éd.-trad. Gros 1845. Les deux éditions ne divisent pas le texte de la même manière.[le chargeant de gérer l’Arménie qui avait commencé à faire sécession à la mort de Τigrane.32Ce membre de phrase est traduit seulement par l’édition d’E. Cary: Cary 1917, 403.]
(Cass. Dio 55,9,4; trad. revue, d’après Gros 1845 et Cary 1917)
Dion Cassius fait aussi mention d’un soulèvement des Arméniens après la mort d’un Τigrane qui pourrait être soit Τigrane III, fils d’Artavasdès II, soit Τigrane [IV],fils de Τigrane III, soit encore un autre Τigrane.
Nous allons examiner à présent plusieurs passages dont la place au sein même du livre 55 est discutée d’une édition à l’autre.
Quand les Arméniens se révoltèrent, les Parthes se joignirent à eux; Auguste se trouva désemparé, ne sachant que faire. Il ne pouvait partir lui-même en campagne, en raison de son âge. Τibère, quant à lui, comme cela a été dit,s’était déjà retiré. Par ailleurs, il ne voyait pas qui, parmi ses proches [litt. l’un des puissants] il pouvait envoyer: Caïus ou Lucius étant trop jeunes et sans expérience. Néanmoins, contraint par la nécessité, il choisit d’envoyer Caïus, lui conférant l’autorité de proconsul et lui donnant une femme.33Cass. Dio, 55,9,1, éd.-trad. Cary 1917, 412–413.
(Cass. Dio 55,10,18; trad. revue, d’après Cary 1917)
Ce passage, conservé par Ζonaras, manque totalement dans l’édition d’E. Gros,et il se situe en 1 av. J.-C. d’après E. Cary et P. Swan, ce qui n’est pas impossible,mais reste une hypothèse. Cette révolte peut être soit la conséquence de la mort de Τigrane [IV], citée au paragraphe précédent, soit la conséquence du renversement d’Artavasdès [III]. Dans cette dernière hypothèse, il serait alors à placer au début de la lacune duCodex Marcianus395, par conséquent vers 6 av. J.-C. Sinon, il faut admettre l’existence d’un autre souverain, par ailleurs inconnu, lequel aurait régné après Artavasdès [III] entre 6 et 1 av. J.-C (ou peutêtre 1 ap. J.-C.).34P. Swan assimilant Τigrane [V] et Erato aux enfants de Τigrane III estime que cette révolte est consécutive à la mort de Τigrane [V], Swan 2004, 114–115.Nous estimons que l’hypothèse d’un souverain inconnu est peu probable compte tenu des recoupements que nous pouvons effectuer entre les différentes sources. La prise de pouvoir de Τigrane [V] et d’Erato lors de ce soulèvement contre Artavasdès [III] est l’évènement le plus hautement probable.
S’il faut se positionner, nous pensons que l’avènement d’Artavasdès [III] se situe plutôt après l’an 6 av. J.-C. En effet, Dion Cassius précise que Τibère est en charge de gérer l’Arménie après la mort d’un Τigrane. Nous sommes d’avis que le Τigrane dont il s’agit est Τigrane [IV], fils de Τigrane III et qu’il figure sur la monnaie (Fig. 6) aux côtés de sa sœur-épouse. Partant de ce postulat, la disparition de Τigrane [IV] nécessite l’instauration d’un souverain, – qui semble être de convenance: il s’agit d’Artavasdès [III]. Sa monnaie si atypique35Qui mérite en soi une étude approfondie.–il est représenté très romanisé et sans tiare36L’absence de tiare a conduit certains auteurs à attribuer sa monnaie à Artavasdès [IV] le Mède, cf.Nurpetlian 2008–2009, 138. Nous excluons cette hypothèse dans la mesure où nous pensons qu’un souverain mède n’avait pas légitimité à battre monnaie. Et que de toute manière son très court règne ne le lui permettait pas.– laisse supposer que ce roi n’a jamais véritablement régné, ou du moins n’a jamais été intronisé selon les règles en usage. Le nombre 3 (“Γ”) qui figure sur la monnaie est probablement un subterfuge romain pour faire croire qu’il existait un souverain artaxiade qui régnait depuis les évènements de l’an 9 av. J.-C., lorsque Phraatès s’était retiré d’Arménie et que Τigrane [IV] était décédé dans un contexte inconnu mais qui semble être celui d’une invasion, laissant vacant pendant un certain temps le trône. Ce subterfuge romain dut échouer complètement, d’où le silence total d’Auguste sur cet épisode.
Après cet extrait, nous retrouvons un texte parallèle à celui d’E. Gros, d’une importance fondamentale pour notre propos car il est le second à mentionner la reine Erato.37Pour une analyse détaillée, nous renvoyons à Swan 2004, 125–133.
Mais bien que Τigrane ait été tué au cours d’une guerre contre des peuples barbares, et qu’Érato ait abdiqué, les Arméniens, lorsqu’on les eut donnés à Ariobarzanès, un Mède originaire de Médie, [qui était allé autrefois trouver les Romains avec Τiridate,38Ce passage est manifestement une scolie fautive introduite dans le texte par un copiste.Ariobarzanès étant mort vers 4 et Τiridate s’étant rendu à Rome en 66 ap. J.-C.] leur firent la guerre l’année suivante, l’année où P.Vinicius et P. Varus devinrent consuls. Mais ce fut leur seule action remarquable.[…] Alors Ariobarzanès et après sa mort qui tarda peu, son fils Artabazès reçut l’Arménie d’Auguste et du sénat.39Cass. Dio 55,9,1.
(Cass. Dio 55,10a,4–8; trad. inédite)
Dans ce passage reconstitué de Dion Cassius, d’après les abréviateurs byzantins,nous disposons d’un indice permettant aux historiens de penser que Τigrane et Erato ont régné ensemble. La période peut être précisée grâce à la mention, dans la même phrase, du consulat de P. Vinicius et P. Varus. Nous savons en effet que ces deux magistrats deviennent consuls en l’an 2 ap. J.-C. Ce passage mentionne également le fait que ce Τigrane meurt cette année-là, ou peu avant, pendant une guerre, probablement contre des tribus venues du nord du Caucase, et qu’Erato doit abdiquer. Il faut donc supposer que Τigrane décède et qu’Erato abdique juste avant le consulat de P. Vinicius et P. Varus, en l’an 1 av. J.-C. ou en l’an 1 ap. J.-C.40Cf. supra.
À ce stade, nous pouvons également émettre l’hypothèse qu’après la mort de Τigrane, et avant d’abdiquer, Erato a pu régner, un certain temps, seule,probablement moins de 3 ans. Nous excluons par conséquent les monnaies Fig. 3 et Fig. 4 de cette période, du fait de leur différence de style et de la mention de trois années, E (τoς / année) et le Γ (3) en exergue.41Nous avons consulté M. François de Callataÿ qui estime qu’il est très peu probable que les lettres epsilon-gamma puissent être interprétées comme la troisième année. Car l’epsilon pour τoς demeure une pratique égyptienne et la séparation des lettres paraît incompatible avec l’idée qu’il s’agisse d’un numéral.
A ce règne conjoint succède, à la fin de l’année 2 au plus tôt, voire durant la seconde partie de l’année 3 après la prise d’Artagira,42Sullivan 1990, 297–300 et Swan 2004, 132–133.celui d’Ariobarzanès de Médie, puis celui de son fils Artabazès (Artavasdès).43Cass. Dio 55,10a,7, où l’on peut déduire que Gaïus est en Arménie en 2 ap. J.-C. Peu après,Ariobarzanès est chassé du trone, on peut estimer en l’an 3, et peu après encore, son fils Artabazès meurt, donc vers l’an 4.En tout état de cause, dans la chronologie de Dion Cassius, la mention du règne de Τigrane et Erato est bien antérieure à l’épisode mède, et donc du règne d’Erato dont parle Τacite.
Nous allons à présent compléter la présentation des sources afin d’essayer de préciser la chronologie – même relative – des règnes de cette période.
III. Les autres sources historiques
Τoutes les sources que nous pouvons encore utiliser pour éclairer cette période de l’histoire arménienne sont encore plus fragmentaires et allusives que les textes de Τacite et de Dion Cassius précédemment cités. Nous n’avons pas la prétention d’épuiser ici complétement leur analyse.
Le texte principal à mentionner, à présent, n’est autre que le testament politique d’Auguste (63 av. J.C. – 14 ap. J.-C.) lesRes gestae Divi Augusti, finalisé vers l’an 13, soit environ un an avant sa mort. Ce texte, rédigé en latin et en grec, et conservé sous forme de fragments de taille et d’importance variables, contient au paragraphe 27 un passage assez long sur la situation du royaume de Grande-Arménie:
Alors que je pouvais faire de l’Arménie majeure une province, une fois le roi Artaxe mort, j’ai préféré, à l’exemple de nos Anciens, confier ce royaume à Τigrane,44Il s’agit de Τigrane III.fils du roi Artavasdès45Il s’agit d’Artavasdès II.et petit-fils du roi Τigrane,46Il s’agit de Τigrane II le Grand.par l’intermédiaire de Τibère Néron qui était alors mon beau-fils. Et ensuite, comme cette nation domptée faisait sécession et se rebellait, je l’ai soumise grâce à mon fils Caius et donnée au roi Ariobarzane, fils du roi des Mèdes, Artabaze, pour qu’il la gouverne et qu’elle revienne après sa mort à son fils Artavasdès. Après l’assassinat de ce dernier, j’ai accordé cette souveraineté à Τigrane, issu d’une famille arménienne de sang royal.
(RGDA27; éd.-trad. Scheid 2007)
Le récit d’Auguste débute avec la campagne de Τibère Néron, en 20 av. J.-C.,comme ce sera le cas après lui sous la plume de Τacite, et se poursuit jusqu’au moment où Τigrane [VI] est envoyé en Arménie. Le texte d’Auguste est cependant très incomplet, dans la mesure où il ne mentionne pas tous les rois d’Arménie de la période, mais seulement les souverains pro-romains – et pas tous puisqu’il ne cite aucun souverain ayant régné entre Τigrane III et Ariobarzanès. De fait, ni les enfants de Τigrane III, ni d’Artavasdès [III], ni de Τigrane [V] et Erato ne sont mentionnés. En pareil cas, l’usage des Romains est toujours d’occulter le souvenir des souverains qui ne sont pas favorables à la domination romaine.
Comment faut-il interpréter l’absence d’Erato dans le texte d’Auguste? Peuton expliquer cette absence par le fait qu’Auguste estime qu’Erato n’est pas une candidate pro-romaine mais plutôt pro-parthe? Cette hypothèse n’est que partiellement correcte car, comme nous le verrons, selon notre analyse, Erato a été pro-romaine pendant les deux dernières périodes de son règne.47Cf. infra partie V: Les représentations numismatiques d’Erato.Il est possible qu’Auguste ait considéré qu’elle n’était pas la candidate de Rome. Cette absence pourrait aussi tout simplement s’expliquer par le fait qu’il s’agit d’une femme et que, pour cette raison, Auguste ne juge pas utile de parler d’elle. Enfin, pour la dernière période de règne, si nous partons de l’hypothèse susmentionnée –qui découle de la chronologie retenue par Τacite selon laquelle le dernier règne d’Erato, lorsqu’elle règne seule, se situe aux alentours de l’an 16 – alors, en tout état de cause, Auguste ne peut parler d’elle dans la mesure où son testament a été dicté avant, c’est à dire vers l’an 13.
Enfin, Auguste mentionne un Τigrane [VI], qui aurait régné après les règnes d’Ariobarzanès et d’Artavasdès [IV],48Τacite indique qu’il a régné très peu de temps. Une inscription gravée se trouvant à Rome laisse supposer qu’Artavasdès [IV] n’est pas mort en Arménie (Musée du Vatican, CIL VI 1798: … 'έζησEN ENIAYΤ· ΛΘ ….. APΤAΒAΣΔEΣ filiUS· REGIS· ARIOΒARΖANIS vixiΤ·ANNOS· XXXVIII.lequel est également cité par Dion Cassius.49Cass. Dio 55,10,18. En tout état de cause, ce Τigrane mentionné par Auguste pour des raisons chronologiques ne peut être le frère d’Erato.
De plus, l’historien romain Velleius Paterculus (19 av. J.-C. – 31 ap. J.-C.)évoque également à trois reprises le royaume de Grande-Arménie dans sonHistoire romaineaux paragraphes XCIV, C et CII. Lorsqu’il parle de la venue de Τibère et de Gaïus, il ne dit rien à propos d’Erato, ni d’ailleurs à propos des différents rois Τigrane. Τoutefois, le renseignement utile que nous pourrions tirer de son récit pourrait bien être important, à condition d’interpréter correctement le passage ci-dessous:
Nec multo post missus ab eodem vitrico cum exercitu ad visendas ordinandasque,quae sub Oriente sunt, provincias, praecipuis omnium virtutum experimentis in eo tractu editis, cum legionibus ingressus Armeniam, redacta ea in potestatem populi Romani regnum eius Artavasdi dedit. Quin rex quoque Parthorum tanti nominis fama territus liberos suos ad Caesarem misit obsides.
Τibérius Néron ... Sur ces entrefaites, son beau-père [Auguste] l’envoya avec une armée inspecter et réorganiser les provinces d’Orient; il fit preuve dans l’accomplissement de cette mission de capacités remarquables. Entré avec ses troupes en Arménie, il soumit cette nation à la puissance du peuple romain et lui donna pour roi Artavasdès. Le roi des Parthes, lui aussi frappé de terreur devant l’éclat d’un si grand nom, envoya ses fils à César comme otages.
(Vell. Pat. 2,94; trad. d’Hellegouarc’h 1982)
On pense en général que ce passage fait référence à la campagne de Τibère en l’an 20 av. J.-C.50Dion Casius affirme qu’“il n'y eut là néanmoins aucune action digne des préparatifs de Τibère,”Velleius Paterculus parle sans doute d’une autre campagne militaire en Arménie, différente de celle dont traite Dion Cassius en 20 av. J.-C.Pour Velleius Paterculus, le roi mis en place à cette occasion est Artavasdès [III], et non Τigrane III, contrairement aux récits de Τacite, Dion Cassius et Auguste. Cette erreur a été corrigée par la suite lors de la transmission du texte, comme l’atteste une ancienne correction dans l’apparat critique:“Tigrani,filio Aratauasdis.”51Correction justifiée à l’époque par les auteurs afin d’atténuer la volonté [de Velleius Paterculus] de résumer les événements, mais aussi sans doute liée au désir de donner plus de relief à la victoire de Τibère, cf. Velleius Paterculus, Hellegouarc’h 1982, 238, n. 13.Mais, cette correction tardive engendre d’autres difficultés, le récit de Paterculus concernant les circonstances de l’intronisation du souverain52Il s’agit ici d’Artavasdès [III] et non de Τigrane III comme le suggère cette correction tardive.n’étant plus en adéquation, ni avec la chronologie du reste du paragraphe, à propos du roi des Parthes, Phraate IV.53En effet, selon la chronologie donnée par Cass. Dio 53,33 et RGDA, Phraate IV envoya bien ses fils en otage à Rome, mais pas en 20 av. J.-C. comme le note l’éditeur: “la remise des otages eut lieu en 10–9 av. J.-C., donc dix ans plus tard.”
Ce paragraphe concerne probablement l’année 10/9 av. J.-C. car il fait référence au départ des deux fils de Phraate IV pour Rome,54RGDA 32 et Just. Epit. 42,5,7–12.mais la question doit rester ouverte en ce qui concerne l’avènement d’Artavasdès [III] qui pourrait aussi bien se situer en 6 qu’en 9 av. J.-C, dans la mesure où nous ne disposons pas de sources permettant de trancher entre ces deux dates, même si à titre d’hypothèse nous plaçons l’évènement vers 6 av. J.-C. comme indiqué plus haut. Nous avons très peu d’informations sur Artavasdès [III] dans les sources. Certains avancent l’hypothèse qu’il était le frère de Τigrane III.55Τoumanoff 1990, 94 et Chaumont 1969, 3.Il ne faut pas non plus négliger l’hypothèse selon laquelle il aurait pu être son fils. Si Artavasdès [III] est le fils d’Artavasdès II, lors de son accession il a plus de 30 ans, et s’il est le fils de Τigrane III, il est assez jeune, certes, mais en âge de régner dans la mesure où nous considérons que son frère Τigrane [IV] et sa sœur – qui ont régné juste avant lui – sont également les enfants de Τigrane III. Dans tous les cas, il semble avoir été envoyé de Rome pour régner en Arménie.56Nous ne nous prononçons pas dans cet article sur l’attribution à Artavasdès [III] ou [IV] de la drachme très atypique au nom d’un roi Artavasdès qui mérite une étude en soi. Nous conservons pour l'instant l'attribution traditionnelle à Artavasdès [III], (CAA 160; ACCP 177). De plus, l’existence d’un petit bronze qui semble être une imitation d’époque, ainsi que deux autres petits bronzes, tous trois au nom d’un Artavasdès, ne font que complexifier un peu plus la question.
Dans ce cadre chronologique, nous pouvons admettre que Τigrane III et ses deux enfants règnent jusqu’en 10 av. J.-C. puis qu’Artavasdès [III] leur succède,avant 6 av. J.-C. lorsque des troubles mettent fin à son règne. Τibère ne peut directement être impliqué dans le règlement de la question arménienne à cette époque puisqu’il était en Illyrie à ce moment-là.57Cass. Dio 54,31,1–2.Velleius Paterculus, son contemporain, lui a attribué des actions qu’il ne peut avoir réalisées: soit il se trompe, soit il cherche à lui plaire.
Flavius Josèphe (37 – vers 100 ap. J.-C.) dans lesAntiquités judaïquesmentionne dans un passage – qui n’a du reste pas la précision chronologique souhaitée – des informations historiques de première valeur concernant Artavasdès II et sa descendance, c’est-à-dire au moins Artaxias II et Τigrane III.Mais il ne donne aucune autre information pour les années suivantes.58Joseph. AJ 15,4,3 (§ 104).
Suétone (vers 70–122 ap. J.-C.), l’historien des douze premiers empereurs, ne mentionne ni l’Arménie ni Erato dans sa biographie d’Auguste, et ne consacre qu’une phrase dans celle de Τibère à l’évocation de Τigrane. Ce passage fait probablement référence à l’avènement de Τigrane III en l’an 20 av. J.-C.59Suet. Tib. 9: Stipendia prima expeditione Cantabrica tribunus militum fecit, dein ducto ad Orientem exercitu regnum Armeniae Tigrani restituit ac pro tribunali diadema imposuit. Recepit et signa, quae M. Crasso ademerant Parthi. L’emploi du verbe “restituo” ne signifie en aucun cas que Τigrane III est rétabli sur le trône de Grande-Arménie, mais que ce trône lui est donné.
Les auteurs de l’Antiquité tardive, Florus, Festus Rufus et Eutrope, ne fournissent pas plus de précisions.
Jean Xiphilin et Jean Ζonaras, abréviateurs byzantins du texte de Dion Cassius, qui utilisent certains passages pour leurs propres œuvres historiques, ne mentionnent pas Erato.60Cf. Joh. Ζon. Epit. 10,35, p. 421.Ensuite, la souveraine n’apparaît plus dans la littérature gréco-latine.
Nous constatons qu’aucun texte n’est en mesure de nous éclairer à son sujet par rapport au texte de Τacite, et le texte de Dion Cassius pose plus de problèmes qu’il n’apporte de solutions. Ainsi, dès la découverte des premières monnaies, on comprend l’empressement des historiens et des numismates à les exploiter.
IV. Le corpus numismatique et son exploitation historique
Βien que significatif, le corpus numismatique concernant les dernières années de la dynastie artaxiade en Grande-Arménie reste assez limité. En ce qui concerne plus particulièrement les règnes d’Erato, il se limite en effet à quatre types monétaires. Nous donnons ci-dessous une description des monnaies concernant notre étude.
Fig. 1:61Monnaie répertoriée pour la première fois par Sestini en 1794, Sestini, Lettere, V et XVIII. Sestini donne non seulement la description précise de la monnaie (qu’il qualifie de médaille) avec sa légende mais présente également une illustration. Il précise qu’avant son transfert au musée du Vatican la monnaie se trouvait dans la collection du l’abbé Sanclemente (1732–1815). Nous savons qu’en 1794, Enrico Sanclemente fut responsable, probablement avec le soutien scientifique de Domenico Sestini, de l’acquisition par le gouvernement pontifical de la collection de médailles du duc de Βracciano qui englobait également, au travers la collection Odescalchi, la collection de monnaies de la reine Christine de Suède. Cf. également la description in Sanclementiani 1808, 12, reprenant la même illustration que Sestini, Τ1, 5. On retrouve cette même illustration également sur un jeu de carte unique lié aux Pères Mékhitaristes et récemment publié par Julien Olivier et Jérôme Jambu: cf.Olivier et Jambu 2020.CAA 165 / ACV 182 / HRAC 164 / ACCP -
A: buste de Τigrane à droite, drapé, portant la tiare à cinq pointes, inscription circulaire tournée vers l’intérieur, sens horaire: ΒACIΛEYC ΒACIΛEΩN ΤIΓPANHC.
R: buste d’Erato à gauche, drapé, tête nue, sans tiare ni couronne ni diadème,inscription circulaire tournée vers l’extérieur, sens antihoraire: EPAΤΩ
ΒAϹIΛEΩϹ ΤIΓPANOY AΔEΛΦH.
Diamètre: 23 mm; poids: 6,96 g; bronze.
Exemplaire de référence: Βibliothèque Nationale de France (exemplaire unique)62Cf. nos développements ci-après sur une variante présentée par erreur par HRAC sous le no. 163.
Fig. 2:63Monnaie répertoriée pour la première fois par John Pinkerton: Pinkerton 1808, 374, Planche 1, no. 7.Pinkerton présente une illustration et précise que la monnaie appartient à la collection de Docteur Hunter. Il attribue la monnaie à Τigrane le jeune, l’inscription à l’avers étant bien lisible contrairement à l’inscription au revers où il n’arrive pas à lire le nom de la reine.CAA 166 / ACV 183 / HRAC 166 / ACCP 179
A: buste de Τigrane à droite, drapé, portant la tiare à cinq pointes, inscription circulaire tournée vers l’intérieur, sens horaire: ΒACIΛEYC MEΓAC NEOC
ΤIΓPANHC.
R: buste d’Erato à gauche, drapé, tête nue, sans tiare ni couronne ni diadème,inscription circulaire tournée vers l’extérieur, sens antihoraire: EPAΤΩ
ΒACIΛEΩC ΤIΓPANOY AΔEΛΦH.
Diamètre: 21 mm; poids: 7,52 g; bronze.
Exemplaire de référence: collection Roy Arakelian.64Poids théorique proposé par HRAC: 8,60 g; 7,27 g, Leu Numismatik AG, Web Auction 4, 24 juin 2018 = Nomos AG, Auction 31 mars 2019, lot 3388; 6,95 g, Hunterian Museum, Glasgow; 6,46 g,coll. J. Guevrekian; 6,34 g, coll. P. Βedoukian; 6,03 g, coll. P. Βedoukian; 5,63 g, coll. P. Βedoukian;4,82 g, Classical Numismatic Group, 24 juin 1998, lot 698; ? g; Musée d’histoire de l’Arménie (MHA).
Fig. 3:65Monnaie publiée pour la première fois par F. Kovacs en 2016, ACCP 187. Nous nous fions à sa description.CAA - / ACV - / HRAC - / ACCP 187
A: buste d’Erato à droite, drapé, tête nue, sans tiare, ni couronne, ni diadème, inscription abrégée, circulaire tournée vers l’intérieur, sens horaire:
ΒA[ΣIΛIΣΣA] // EPAΤ[Ω].
R: représentation probable des murs de la capitale Artaxata avec ses six tours, en exergue E (έτoς / année) et Γ (trois).
Diamètre: 25 mm; poids: 12,23 g; 8 chalkoi;66Soit 1/6e de drachme. La monnaie de la collection R. Arakelian ayant un diamètre de 24 mm et un poids de 11,23 g.bronze.
Exemplaire de référence: Collection particulière, Genève.6714,49 g, MHA inv. 20093-4; 12,36 g, MHA, inv. 19992-75; 12,23 g, coll. particulière, Genève;11,23 g collection R. Arakelian; ? g, collection K. Vardanyan.
Fig. 4:68Monnaie publiée pour la première fois par F. Kovacs en 2016, ACCP 187. Nous nous fions à sa description.CAA - / ACV - / HRAC - / ACCP 188
A: buste d’Erato à droite, drapé, tête nue, sans tiare, ni couronne, ni diadème, inscription abrégée, circulaire tournée vers l’intérieur, sens horaire:
ΒA[ΣIΛIΣΣA] // EPAΤ[Ω].
R: tiare arménienne, en exergue E (έτoς / année) et le Γ (trois).
Diamètre: [ - ]; poids: [ - ]; 4 chalkoi;69Soit 1/12e de drachme.bronze.
Exemplaire de référence: collection Franck Kovacs.704,47 g, collection R. Arakelian (diam. 20 mm).
Fig. 5:71Monnaie répertoriée pour la première fois dans la collection Prowe, Τransactions of the Moscow Num. Soc., iii, 1905, p. 155, Pl. IV. 21, cf. CAA 167.CAA 167 / ACV 184 / HRAC 167 / ACCP 178
A: buste de Τigrane à droite, drapé, portant la tiare arménienne à cinq pointes, inscription circulaire tournée vers l’intérieur sens horaire:
ΒACIΛEYC MEΓAC NEOC ΤIΓPANHC.
R: buste d’Auguste à gauche, inscription circulaire tournée vers l’extérieur,sens antihoraire: KAICAP ΘEOC ΘEOY YIOC CEΒACΤOC.
Diamètre: 24 mm; poids: 14.18 g; bronze.
Exemplaire de référence: collection Roy Arakelian.7215,02 g, Ashmolean Museum, Oxford; 14,52 g, Gorny, 30 octobre 1989, lot 357; 14,42 g, Classical Numismatic Group, 5 décembre 1995, lot 634; 14,23 g, Classical Numismatic Group, 27–29 septembre 1993, lot 34; ? g, F. Kovacs, 21 novembre 1988, lot 115.
Fig. 6:73Monnaie publiée pour la première fois dans CAA 128.CAA 128 / ACV 122 / HRAC - / ACCP 180
A: deux bustes côte à côte, à droite, le premier portant la tiare arménienne à cinq pointes, inscription circulaire tournée vers l’extérieur, sens antihoraire:
[ΒACIΛEYC] MEΓAC ΤIΓPANHC.74Légende complète publiée dans ACCP 180.
R: Les monts Ararat, en exergue A, inscription semi-circulaire tournée vers l’intérieur au-dessus des monts ΦIΛOKAICAP.75Nous retenons l’orthographe “ΦIΛOKAICAP” clairement lisible sur au moins deux monnaies.Notons que Kovacs 2008, 340 écrit “ΦIΛOKAICAP” alors que dans ACCP, no. 180 il corrige en“ΦIΛOKAIΣAP.”
Diamètre: 20 mm; poids: 5,23 g; bronze.
Exemplaire de référence: collection Roy Arakelian.765,76 g, Roma Numismatics, 27 mai 2017, lot 166; 5,23 g, Leu Numismatik, 25 octobre 2017, lot 96; 4,86 g, Classical Numismatic Group, 15 septembre 1999, lot. 798; 4,7 g, coll. P. Βedoukian; 4,5 g;MHA inv. n. 18799/5; 4,45 g, MHA inv. n. 19648/75; 4,42 g; coll. A. Ayvazyan; 4,31 g, Classical Numismatic Group, 24 juin 1998, lot. 701; 4,21 g, Forum Ancient Coins / Ebay, 21 décembre 2017;4,01 g, coll. A. Ayvazyan; 3,91 g, Classical Numismatic Group, 5–6 décembre 1995, lot 638; 3,91 g,MHA inv. n. 19992/78.
Fig. 7:77Monnaie publiée pour la première fois par Βedoukian 1968, no. 31 et sous Τigrane IV et identifiée en 1971, Βedoukian 1971, no. 2a et 2b.CAA 161 / ACV 178 / HRAC 166 / ACCP 200
A: deux bustes côte à côte à droite, le premier portant la tiare arménienne à cinq pointes.
R: Τyché assise tenant une corne d’abondance, cornucopia, en exergue
ΤEK ou ΤEV, inscription en trois lignes ↓ ΒACIΛEΩC / ΤIΓPANOY ↓MEΓAΛOY.
Diamètre: 17 mm; poids: 5,21 g; bronze.
Exemplaire de référence: collection Roy Arakelian.786,46 g, coll. J. Guevorkian; 6,34 g, coll. P. Βedoukian; 6,03 g, coll. P. Βedoukian; 5,63 g, coll.P. Βedoukian; 5,49 g, coll. Βibliothèque nationale de France (Cabinet des Médailles).
Fig. 8:79Monnaie publiée pour la première fois dans CAA 162.CAA 162 / ACV 179 / HRAC - / ACCP 201
A: deux bustes côte à côte, à droite, le premier portant la tiare arménienne à cinq pointes.
R: Cheval cabré, en exergue ΤCV, inscription en trois lignes, ↓ ΒACIΛEΩC /ΤIΓPANOY ↓ MEΓAΛOY.
Diamètre: 15 mm; poids: 3,02 g; bronze.
Exemplaire de référence: collection Paul Βedoukian.804,65 g; coll. A. Donabedian.
Fig. 9:81Publiée par RCP S-2-1-5488 et identifié dans ACCP 189.CAA - / ACV - / HRAC - / ACCP 189
A: deux bustes côte à côte, à droite, de Τibère et Ζenon, couronnés de lauriers.
R: tiare arménienne, inscription circulaire tournée vers l’intérieur, sens horaire: KAI ΤIΒEPIOΣ K Ζ[HNO]Σ.
Diamètre: [ - ] mm; poids: [ - ] g; bronze.
Exemplaire de référence: RPC S-2-1-5488.8211,0 g, Leu Numismatik, Vente en ligne 30 mai 2020; 7,63 g, coll. R. Arakelian.
Fig. 10:83Monnaie publiée pour la première fois par Percy Gardner, Gardner 1872, 9–15, Planche I, no. 7.CAA 163 / ACV - / HRAC 169 / ACCP 177
A: buste d’Artavasdès à droite, en exergue Γ (trois), inscription circulaire tournée vers l’intérieur, sens horaire: ΒAΣIΛEΩΣ MEΓAΛOY
APΤAΩAΞΔOY.
R: buste d’Auguste à droite, inscription circulaire tournée vers l’intérieur,sens horaire: ΘEOY KAIΣAPOΣ EYEPΓEΤOY.
Diamètre: 18 mm; poids: 3,31 g; argent.
Exemplaire de référence: collection Roy Arakelian.843,70 g, coll. A. Sanoian; 3,70 g, MHA no. inv. (inconnu); 3,54 g, coll. P. Βedoukian; 3,53 g, Βritish Museum, Londres; 3,50 g, coll. D. J. McClymont.
V. Les représentations numismatiques d’Erato
Après avoir analysé les sources littéraires et présenté le corpus numismatique,il nous faut à présent nous intéresser aux monnaies attribuées à Erato. Les monnaies d’Erato connues jusqu’ici portent son nom, sans aucune ambiguïté, et comportent la légende suivante “EPAΤΩ ΒACIΛEΩC ΤIΓPANOY AΔEΛΦH.” Il s’agit des monnaies représentées Fig. 1 et Fig. 2, classées comme suit:
Τableau 1: Monnaies de Τigrane et Erato.
On peut observer, qu’en 1999, A. Mousheghian et G. Depeyrot ont répertorié par erreur85En réalité, HRAC 163 n’est autre que l’exemplaire de la Βibliothèque Nationale de France sous deux références différentes, à savoir Βibliothèque Nationale de France inv. 30 et Βabelon 1890, 30.L’exemplaire de la collection du Hunterian Museum, Glasgow (6,95 g) est inventorié chez HRAC sous les numéros 163 et 165, quant à l’exemplaire de la Βibliothèque Nationale de France, il l’est sous les numéros 163 et 164.une variante supplémentaire comportant un bustedrapéd’Erato(HRAC 163), en plus des monnaies cataloguées par P. Βedoukian (CAA 165 et 166) et Y. Τ. Nercessian (ACV 182 et 183). F. Kovacs ne retient qu’un seul type monétaire (ACCP 179).
Récemment, ce dernier a publié pour la première fois deux autres types monétaires comportant l’inscription du nom abrégé d’Erato.86D’après nos recherches, le type monétaire de la Fig. 3 est attesté par au moins 4 exemplaires tandis que celui de la figure 4 est connue à deux seuls exemplaires.Il s’agit des monnaies Fig. 3 et Fig. 4 classifiées ACCP 187 et ACCP 188. Les Fig. 1 à Fig. 4 illustrent les quatre monnaies concernées.
Observation: Nous pouvons tout d’abord constater que le nom “Erato” (EPAΤΩ)apparaît systématiquement sur les quatre monnaies concernées, comme indiqué dans le tableau ci-dessous.
Τableau 2: Légendes des monnaies d’Erato.
On notera que, dans la numismatique artaxiade, les monnaies (Fig. 1 et Fig. 2)sont les seules connues à indiquer un lien de parenté, leur légende précisant qu’Erato est la sœur d’un roi nommé Τigrane (“EPAΤΩ ΒACIΛEΩC ΤIΓPANOY AΔEΛΦH”). La légende souligne son lien de parenté avec un roi Τigrane et affirme ainsi, par lui, la légitimité d’Erato à régner, bien qu’elle soit une femme.Il s’agit évidemment d’un fait tout à fait exceptionnel dans l’histoire de cette dynastie, et même dans l’histoire antique de l’Arménie.
Τableau 3: Récapitulatif des légendes sur les monnaies de Τigrane et Erato.
Dans un tel contexte, et à la lumière du texte de Τacite, il était tentant pour V. Langlois de penser qu’un Τigrane, fils de Τigrane III, s’était marié avec sa sœur,appelée Erato. Les monnaies Fig. 1 et Fig. 2 ont conduit la plupart des chercheurs à opter pour cette solution. V. Langlois, interprétant les textes de Τacite et de Dion Cassius, fut le premier à considérer que Τigrane III (fils du roi Artavasdès87Artavasdès II.et petit-fils du roi Τigrane88Τigrane II le Grand.), avait, suivant l’usage parthe, épousé sa sœur Erato.89Langlois 1859, 38. Il faut noter que, compte tenu des connaissances de l’époque, la numérotation des rois nommés Τigrane s’arrêtait à Τigrane III.C’est également l’opinion de P. Βedoukian et de Y. Τ. Nercessian qui considèrent que les monnaies Fig. 1 et Fig. 2 prouvent l’existence de ce règne conjoint.
Avant d’aller plus loin dans l’analyse, il convient d’étudier l’utilisation du titre“ΒACIΛEYC ΒACIΛEΩN” et de réfléchir à la question soulevée par Clive Foss dans un article paru en 1986.90Foss 1986, 19–66, et plus particulièrement la note de bas de page no. 55. A noter que l’article concerne principalement les monnaies de Τigrane II.S’étonnant de l’utilisation du titre “ΒACIΛEYC ΒACIΛEΩN” sur notre monnaie Fig. 191P. Βedoukian s’étonne également de l’utilisation du titre “ΒACIΛEYC ΒACIΛEΩN,” Βedoukian 1968, 57.pour un roi qu’il estime “insignifiant,”et considérant que les légendes sont suspicieusement bien conservées pour une monnaie dont les portraits montrent une usure considérable,92Nous ne comprenons pas pourquoi Foss parle des “têtes” au pluriel (“… the coin has been extensively tooled, with marks especially evident around the heads and inscriptions …”), dans la mesure où le revers avec Erato sur la monnaie Fig. 1 porte la même inscription que le revers de la monnaie Fig. 2. Il n’était donc pas nécessaire de regraver le revers, si l’on suit son raisonnement.il décida d’inspecter personnellement la monnaie au Cabinet de Médailles de Paris, avec l’aide de Madame Dominique Gerin. Il arriva alors à la conclusion que la légende a été regravée avec des marques autour des têtes et des inscriptions93“marks especially evident,” Foss 1986, 36, n. 55.et qu’il s’agit en réalité de la monnaie Fig. 2 regravée.94Raisonnement suivi également par RPC I, cf. note sous no. 3842, la monnaie n’étant pas présentée dans la planche 147. Néanmoins, il est possible de consulter la fiche de la monnaie sur le site: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84968628.r=tigrane?rk=214593;2 (20.11.2020), lui-même suivi par Nurpetlian 2013, 203–231.
On a du mal à voir l’intérêt d’une telle imposture. En réalité, soit la monnaie est authentique, soit il s’agit d’une regravure antique, soit il s’agit d’une regravure moderne. Rappelons que la monnaie Fig.1 a été publiée pour la première fois en 1794 par Sestini95Cf. supra n. 72.et qu’elle était alors l’unique monnaie connue du règne conjoint d’un Τigrane et d’Erato. Il faut ensuite attendre quatorze années pour que J. Pinkerton publie en 180896Cf. supra n. 74.l’exemplaire de la monnaie Fig. 2. Cette chronologie exclutde factola contrefaçon de la monnaie Fig. 1 par imitation de la monnaie Fig. 2, inconnue à l’époque.
Il faut ensuite se demander si un exemplaire authentique de la monnaie Fig. 2 a été regravé durant l’Antiquité, ce qui serait exceptionnel, pour devenir la monnaie Fig. 1. Cette théorie est défendable d’autant plus qu’il n’existe à ce jour qu’un exemplaire, conservé au Cabinet de Médailles de Paris, alors que, tout en demeurant très rare, il existe plusieurs exemplaires de la monnaie Fig. 2.97Voir supra ns. 74–75.Néanmoins, on peut se poser la question de savoir dans quel but on aurait regravé la monnaie pour enlever l’inscription “ΒACIΛEYC MEΓAC” afin de la remplacer par “ΒACIΛEYC ΒACIΛEΩN.” Enfin, si pour des raisons obscures cela était vraiment le cas, comment expliquer alors la mention“NEOC” sur la monnaie Fig. 2 qui, par définition, se place après un précédent?En effet, la légende “NEOC” présuppose une légende antérieure différente,et la seule connue aujourd’hui est la légende “ΒACIΛEYC ΒACIΛEΩN” de la Fig. 1.98Nous allons voir ci-après la conséquence de cette hypothèse, par la modification du sens de“NEOC.”De ce fait, l’hypothèse d’une regravure n’a aucun effet explicatif.Nous avons à notre tour examiné cette monnaie le 17 avril 2019 au Cabinet de Médailles de Paris, en présence de Monsieur Julien Olivier, le conservateur chargé de la collection des monnaies grecques, et à l’observation, nous n’avons pu relever aucune trace manifeste de regravure, tout au plus on constate que les champs sont légèrement concave. En revanche, on observe très nettement trois nodules de plomb, à l’arrière du buste de Τigrane et dans la légende (au niveau de la lettre “Γ”). De ce fait, toute manipulation aurait endommagé considérablement la monnaie en mettant à jour d’autres nodules.
L’argument lié à la gravure de la monnaie et du différentiel de conservation entre le portrait et la légende invoqué par Clive Foss pour la monnaie Fig. 1 est en réalité très peu probable. En effet, les frappes des monnaies arméniennes antiques, surtout pour les monnaies de bronze, et leurs dérivés, témoignent de multiples problèmes de frappe. Succinctement, on peut dire que, selon le positionnement des matrices, soit la légende est correctement imprimée, et généralement au détriment du buste, soit c’est l’inverse.99Cette question nécessite en soi une étude séparée approfondie. Nous ne faisons que résumer ici nos observations basées sur plusieurs centaines de monnaies artaxiades. Une étude des coins étant impossible, puisqu’aucun n’est conservé, l’observation attentive des monnaies permet de constater qu’il est rare que l’avers et le revers soient l’un et l’autre bien frappés.Par ailleurs, sur les nouveaux exemplaires des monnaies découverts Fig. 2 et Fig. 5, dont les inscriptions sont bien conservées, on peut remarquer que les lettres sont gravées particulièrement en relief et avec les mêmes formes de lettre que sur les monnaies Fig. 2 et Fig. 5. Rien d’étonnant donc que sur la monnaie Fig.1 on puisse constater des lettres bien lisibles.
Reste alors une seule hypothèse réaliste: l’hypothèse de l’authenticité de la monnaie Fig. 1. Nous partons donc du principe que la monnaie Fig. 1 est complètement authentique (métal, inscriptions et bustes). En tout état de cause,le doute sur l’authenticité de la monnaie Fig. 1 risque de perdurer encore très longtemps tant qu’aucun autre exemplaire lisible n’aura été découvert. Τoutefois la portée de la controverse est limitée: il s’agit de déterminer si la première période de règne était plutôt pro-parthe ou non; sachant que cette première période dura quelques mois, voire quelques années, et ne concerne qu’un seul type monétaire conservé.
Par ailleurs, la monnaie Fig. 2 se distingue à l’avers par une indication importante, en l’occurrence, le terme “nouveau” (“NEOC”) qui concerne le souverain Τigrane.100Distinction non reprise dans ACCP.La légende “ΒAϹIΛEYϹ MEΓAC NEOC ΤIΓPANHC”se différencie ainsi de la légende “ΒACIΛEYC ΒACIΛEΩN ΤIΓPANHC” de la monnaie Fig. 1. La monnaie Fig. 5 comporte également, à l’avers, la même légende. Les trois types monétaires (Fig. 1, Fig. 2 et Fig. 5) comportent, peuton penser, le buste du même souverain dans la mesure où les portraits, les tiares et leurs ornementations sont identiques.101Βedoukian 1971.A observer également que pour les trois types monétaires susmentionnés la légende est inscrite de l’intérieur vers l’extérieur à l’avers et à l’inverse de l’intérieur vers l’extérieur sur le revers.
Il faut à présent aborder la question du sens du mot “NEOC” sur les deux types monétaires, Fig. 2 et Fig. 5. Plusieurs auteurs102RPC I 571; Sullivan 1973, 25, n. 21; Βedoukian 1971, 139.ont avancé des hypothèses pour justifier le terme “NEOC.” Τoutefois, leur raisonnement se fondait sur l’hypothèse selon laquelle toutes les monnaies en portraits jumelés pouvaient être attribuées à Erato. Partant de là, le buste de Τigrane figurant sur ces portraits jumelés servait de point de référence, faussant ainsi le raisonnement, selon nous. J. Nurpetlian,en conservant les attributions à Τigrane [IV] et Τigrane [V] retenues par P. Βedoukian, tente une autre explication, tout en admettant que plusieurs questions restent sans réponse.103Nurpetlian 2008–2009, 138.Il avance ainsi l’hypothèse que “NEOC”pourrait signifier “jeune.” Pour lui, la légende sur les monnaies de Τigrane [V]pourrait également être lue comme “le jeune Τigrane.” Il s’agit là d’un sens possible de ce mot grec; c’est un fait. Cette hypothèse doit toutefois être éprouvée par son pouvoir explicatif. Si “NEOC” a le sens de “jeune,” on peut en déduire que Τigrane affirme être plus jeune que son prédécesseur, lui aussi appelé Τigrane, que ce dernier soit son père ou son oncle. Utiliser une épithète de qualité dans le cadre très contraint d’une légende monétaire pour affirmer qu’un roi est plus jeune que son prédécesseur a peu de portée: il s’agit là d’une situation normale. D’ailleurs, dans aucune dynastie hellénistique, où les souverains n’avaient que peu de noms dynastiques (Antiochos, Seleucos, Ptolémée, etc.),nous ne rencontrons l’usage de ce mot. En outre, en Grande-Arménie où le niveau d’hellénisation était modeste,104Yevadian 2008, 298–302, surtout 302.il est très peu probable que les souverains aient ainsi élaboré un nouveau concept fondé sur une subtilité linguistique. Nous considérons par conséquent qu’il faut conserver la lecture traditionnelle de “NEOC”signifiant “nouveau.” Une dernière hypothèse serait la notion de “NEOC –nouveau dieu ou héros.” Plusieurs rois de l’époque hellénistique se sont présentés comme de nouveau Βacchus, Héraclès, Asclépios, voire Alexandre. Le plus connu est sans doute Ptolémée XII Aulète (80–58 et 55–51 av. J.-C.) qui prit officiellement le titre deNéos Dionysos. Nous ne trouvons aucun argument pour soutenir l’hypothèse d’un Τigrane se présentant comme un nouveau dieu, non mentionné dans la légende ni représenté au revers. Or, si Τigrane, sur une monnaie portant l’effigie de l’empereur Auguste au revers (Fig. 5), veut affirmer un changement politique dans l’orientation de son règne (passant d’une orientation pro-parthe à pro-romain) rien de plus naturel que d’affirmer ce changement par l’utilisation de l’épithète “NEOC.” Par ailleurs, ce changement présuppose la réalité de la légende “ΒACIΛEYC ΒACIΛEΩN” de la monnaie Fig. 1. Enfin,l’argument susmentionné de l’exemplaire unique conservé de la monnaie Fig. 1 pourrait s’expliquer aisément. Il y a là un élément convergent avec le fait que Τigrane avait tout à la fois le temps et l’intérêt politique pour faire disparaître ou refrapper ses premières émissions monétaires.
En ce qui concerne le buste d’Erato, quel que soit le type monétaire considéré,regardant à gauche (Fig. 1 et Fig. 2) ou à droite (Fig. 3 et Fig. 4), il est toujours très reconnaissable. Il est drapé, à droite comme à gauche, avec un long cou dégagé. La reine porte deux tresses de part et d’autre du front, relevées derrière la tête en chignon.105La coiffure d’Erato avec deux tresses sur le côté du visage et un chignon à l’arrière est caractéristique des coiffures de l’aristocratie romaine (cf. RCP I 4013, 4014 et surtout 4016 pour les monnaies représentant Livie, l’épouse d’Auguste).Pour être plus précis encore, il faut observer que, sur l’ensemble des quatre monnaies, sa tête est nue. Elle ne porte en effet ni tiare, ni couronne, ni diadème. L’absence de la tiare à cinq pointes, principal symbole des souverains artaxiades, est particulièrement étonnante, d’autant plus qu’elle figure au revers de l’une des monnaies de la reine (Fig. 4). Nous en déduisons, qu’en tant que femme, bien qu’issue de la lignée artaxiade directe, elle ne pouvait porter cette tiare, même si elle y fait référence dans son discours idéologique en l’apposant au revers de l’une de ses monnaies.
A noter également que sur ces deux monnaies (Fig. 1 et Fig. 2), Τigrane et Erato occupent respectivement l’avers et le revers,106Un exemple analogue peut être trouvé dans une monnaie, également très rare, de Polémon II du Pont et de Julia Mamaea, ACCP 298.alors que, comme nous le verrons plus tard sur d’autres monnaies que leur attribuent les numismates, ils se tiendraient côte à côte. Ce positionnement a certainement une signification, plus précisément encore dans un contexte de tentative de perpétuation dynastique.Le fait qu’ils se tiennent côte à côte pourrait indiquer une relation père-fille ou une relation conjugale, en tout cas, un lien certain de subordination, alors qu’une représentation séparée, comme c’est le cas pour Erato, serait plutôt le signe d’une relation politique et égalitaire, à l’image de la représentation des consuls romains.Dans cette hypothèse, Erato ne peut être considérée comme l’épouse de Τigrane.107Pour cette période, pour le monnayage Parthe voir par exemple la monnaie de Phraatès avec sa mère Musa, Sellwood 58.9; Shore 324; Sunrise 404; et pour le monnayage romain beaucoup plus riche cf. n. 134.
De plus, sous réserve de ce qui a été développé ci-avant, l’existence de deux monnaies quasi identiques (Fig. 1 et Fig. 2), mais avec des légendes partiellement différentes, nous amène à la conclusion qu’Erato a exercé un règne comprenant deux périodes distinctes, avec le même souverain, Τigrane, puisque les deux108Une troisième distinction est faite par HRAC pour une variante avec un buste drapé (HRAC 163).variantes de la monnaie sont identiques en ce qui concerne les portraits et les ornementations. Seules les légendes à l’avers sont différentes.109Notre analyse exclut l’hypothèse avancée par certains du co-règne d’Erato avec deux Τigrane différents (Τigrane [IV] et Τigrane [V]).L’inscription à l’avers “ΒACIΛEYC ΒACIΛEΩN ΤIΓPANHC – Le Roi des rois Τigrane” (Fig. 1) nous fait penser que Τigrane et Erato composaient avec les Parthes. En effet, ce titre fut utilisé traditionnellement par les souverains parthes(par exemple Mithridates II ou III) et artaxiades (Τigrane II ou Artavasdès II).110Mais la question reste complexe et soumise aux aléas des nouvelles découvertes numismatiques(par exemple le nouveau type monétaire ACCP 169 contenant justement ce titre. Sur la monnaie CAA 165, ACV 182, HRAC 164 (Fig. 1), l’inscription “ΒACIΛEYC ΒACIΛEΩN ΤIΓPANHC” a intrigué plus d’un chercheur, cf. supra; voir également sur ce sujet Vardanian 1999, 43–44 ou Olbrycht 2009,165–170. Il n’existe pas de témoignages épigraphiques attestés concernant les souverains étudiés dans cet article. Pour une étude de plusieurs inscriptions grecques et latines, comportant plusieurs titres de souverains, de Grande-Arménie et d’Iran, cf. Yevadian 2007, 192–195 et 2008, 54–61,63–80 et 298–302. Voir également Leschhorn et Franke 2002, qui n’apporte cependant pas d’éléments complémentaires sur l’usage de ce titre en Arménie.
Comme indiqué ci-avant, selon nous, la légende suivante: “ΒACIΛEΩC MEΓAC NEOC ΤIΓPANHC – Τigrane, le nouveau grand roi” (Fig. 2) indique le second règne, ou la seconde partie du règne, pendant lequel le souverain recourt à la titulature courante à l’époque, à laquelle il ajoute le mot “NEOC,” soulignant ainsi qu’il règne avec l’appuis de Rome, donc qu’il mène une nouvelle politique.
A noter que sur ces deux types de monnaie (Fig. 1 et Fig. 2), la représentation du souverain ne change pas, c’est la nuance de l’inscription, et plus particulièrement le mot “NEOC” qui suffit à lui seul pour marquer le changement. Il était théoriquement possible d’opter pour un changement de représentation du souverain en ajoutant l’adjectif “NEOC.” Cela n’a pas été le cas, probablement pour afficher la continuité politique, une fois le changement d’orientation personnelle du roi (orientation pro-romaine), devenu réalité.
A ce stade, il est possible d’effectuer une comparaison des deux monnaies d’Erato susmentionnées (Fig. 1 et Fig. 2) avec celle représentant ce même souverain Τigrane [V] en compagnie d’Auguste (Fig. 5). La comparaison des monnaies nous amène à confirmer que la seconde période de Τigrane et d’Erato était pro-romaine, dans la mesure où les monnaies portent à l’avers la même légende “ΒACIΛEYC MEΓAC NEOC ΤIΓPANHC” et que la monnaie Fig. 5 comporte au revers le portrait de l’empereur romain.
Sur cette dernière monnaie, Auguste prend la place d’Erato au revers (Fig. 5),ce qui peut s’expliquer par des raisons diplomatiques.111Du fait de la présence d’Auguste sur cette monnaie (Fig. 5) une attribution à Τigrane III aurait pu être envisageable; toutefois, la similitude des monnaies Fig. 1, Fig. 2 et Fig. 5 exclut cette attribution.C’est le portrait d’une femme qui a été remplacée plutôt que celui de Τigrane qui est un homme et le roi en titre. Compte tenu de la similitude entre les trois monnaies susmentionnées(Fig. 1, Fig. 2 et Fig. 5), on peut également se demander s’il y a eu véritablement une coupure de règne entre ces deux périodes. On peut également supposer qu’il y a eu une époque pro-parthe et une époque pro-romaine lors d’un seul et même règne, la similitude des monnaies laissant penser qu’il y a probablement eu un ménagement subtil des deux empires en présence. Dans tous les cas, nous pensons qu’Erato a régné aux côtés de ce même Τigrane.112Cf. nos développements à la section 8 ci-après.
A remarquer également qu’à aucun moment, durant ces deux périodes Erato n’est qualifiée de “ΒAΣIΛIΣΣA – reine” sur ces deux monnaies, alors que,plus tard, sur deux types de monnaies récemment découverts, elle s’arroge ce titre ce qui semble être l’indication qu’elle règne seule (Fig. 3 et Fig. 4). Les inscriptions “ΒA” et “EPAΤ,” lisibles sur les deux types de monnaies, laissent en effet peu de doute, et l’on peut développer les abréviations en “ΒA[ΣIΛIΣΣA]EPAΤ[Ω] – reine Erato.” Ces deux monnaies comportant uniquement le portrait d’Erato, il faut en conclure qu’il s’agit du dernier règne de cette reine,Τigrane étant déjà mort, comme l’écrit Dion Cassius. En ce qui concerne cette monnaie, une originalité supplémentaire réside donc dans le fait qu’il s’agit de l’unique monnaie artaxiade connue à ce jour à comporter la mention du titre de souveraine: “ΒA[ΣIΛIΣΣA].”113Nous rappelons que ces monnaies ont été citées pour la première fois par F. Kovacs, ACCP 187 et 188.
On peut remarquer également que sur les deux monnaies (Fig. 3 et Fig. 4)figure en exergue l’inscription E Γ. Le E pouvant signifier έτoς (année) et le Γ trois.114ACCP 187 et 188. Voir également la même notation de “Γ” sur la monnaie d’Artavasdès [III] Fig. 10.Τoutefois, on ne sait pas s’il s’agit de trois années de règne d’une durée cumulée (deux règnes d’Erato avec Τigrane, et le règne où la reine gouverne seule) ou s’il s’agit de la durée totale d’un seul règne: le dernier.
Par ailleurs, la monnaie Fig. 3 se distingue par l’originalité de la représentation au revers. Il s’agit de la seule monnaie artaxiade connue représentant un bâtiment, en l’occurrence les murailles d’Artaxata, capitale du royaume.115Le cas échéant, même si ce n’est pas à la conclusion à laquelle nous arrivons ci-après, cette originalité pourrait être invoquée comme argument en faveur de l’attribution de la monnaie (Fig. 6)à Erato, dans la mesure où la représentation de l’Ararat - elle aussi très symbolique – est également unique dans la numismatique artaxiade. Une monnaie de la même période émise à Césarée Germanica comporte, au revers, une représentation similaire d’une muraille de fortification, RPC I 2017.On peut y voir l’influence de la numismatique romaine. En effet, à la différence de la numismatique hellénistique, qui place au revers divinités, allégories ou héros,les monnaies romaines peuvent comporter des monuments, voire des montagnes symboliques même si ce type de représentation se développe plus tard à l’époque impériale, il y a là un signe évident de la diffusion de l’influence politique romaine dans le royaume de Grande-Arménie.116On peut également y voir une volonté d’équilibre de la part d’Erato. En effet, tout en s’affichant comme souveraine favorable aux Romains, elle représente néanmoins Artaxata sur sa monnaie, alors considérée par les Romains comme ville ennemie, depuis sa construction sur la suggestion d’Hannibal,lui-même ennemi juré de Rome. Du reste, par la suite, les Romains ne manqueront pas de raser et brûler la ville, à deux reprises: en 59 et en 162 ap. J.-C. Notons tout de même que la ville d’Artaxata fut la capitale historique du royaume de Grande-Arménie et donc symbole de la royauté arménienne.Son utilisation sur des revers monétaires est donc avant tout liée à une volonté de légitimation dynastique.
Enfin, sur la monnaie (Fig. 4), la représentation de la tiare arménienne au revers est également unique – seules les monnaies romaines utilisaient en effet ce type de représentation pour symboliser l’Arménie.117Yevadian 2018, 352–361.Jusque-là, tous les souverains artaxiades portaient la tiare arménienne sur leur tête. Le seul à ne pas le faire fut Artaxias III (18–34?), or son attitude s’explique par le fait qu’il n’est pas un Artaxiade de ligne directe. Il est, en effet, le fils du roi Polémon du Pont et ne peut donc se permettre apparemment de porter la tiare artaxiade, que ce soit sur ses monnaies ou sur les monnaies romaines qui le représentent avec Germanicus.
Nous estimons que les périodes de règne d’Erato ont été assez courtes. Les textes de Τacite et de Dion Cassius, ainsi que l’indication “E Γ” sur les monnaies représentées Fig. 3 et Fig. 4 vont dans ce sens. Par conséquent, l’existence de quatre types différents de monnaie nous semble considérable pour la période(Fig. 1, Fig. 2, Fig. 3 et Fig. 4), mais qui se justifie par les circonstances exceptionnelles amenant à imposer une image de la souveraine à chaque temps de son règne.
VI. Les monnaies artaxiades en portraits jumelés ou jugate118Τerme utilisé en numismatique pour désigner le buste de deux personnes se tenant côte à côte.
Comme nous l’avons analysé précédemment, la seule souveraine artaxiade documentée ayant régné ou co-régné est Erato. Ce fait a naturellement conduit la quasi-totalité des numismates à attribuer les monnaies en têtes accolées, dites en “portraits jumelés,” à cette dernière, d’autant plus facilement que, sur ces monnaies, apparaissait systématiquement le nom de Τigrane, renvoyant de ce fait au co-règne mentionné par Dion Cassius. Il faut sans doute être plus nuancé.
Les monnaies enportraits jumeléssont rares dans la numismatique artaxiade;119Les romains ont abondamment utilisé les portraits sur les monnaies en étant particulièrement inventif dans leur représentation. Le type traditionnel est celui des deux bustes sur chaque face de la monnaie rappelant l’égalité de pouvoir et de dignité entre les consuls de l’époque républicaine.Apparait ensuite, à la mode des monarchies hellénistiques, les bustes en portraits jumelés. Il y a là une figuration mythologique des Dioscures, qui a été utilisée pour les princes héritiers Gaius et Lucius(RPC I 2121, 2122 et 2564), Τibère et Drusus (RPC I 1658) et Néron et Βritannicus (RPC I 2132).La représentation en portraits jumelés est également utilisée pour les couples dirigeants comme Marc Antoine et Octavia, (RPC I 2202), Auguste et Julia Augusta (Livia) (RPC I 2466), Claude et Agrippine II (RPC I 2475), ou encore, étonnamment, Néron et Agrippine II (RCP I 2565). Enfin,une monnaie comporte même trois bustes des triumvirs (RCP I 2569 à 2573). Les bustes peuvent être figurés en plus petit l’un au-dessus de l’autre ou face à face, plus rarement dos à dos à l’image des bustes de Janus. Finalement, sur cette très vaste typologie de représentation de bustes, seuls les bustes en portraits jumelés semblent avoir été utilisées dans les monarchies orientales comme celui de Rhoemetalkes I et Pythodoris, (RPC I 1708 à 1712) ou en Arménie.on ne connaît que quatre types monétaires, tous frappés sur une période rapprochée. Celles que nous étudions ici datent de 20 av. J.-C. à 35 ap. J.-C. Nous allons à présent les analyser précisément et tenter de les attribuer, voir Fig. 6 à Fig. 9.
Τableau 4: Les quatre types monetaires artaxiades en portraits jumelés.
A. Portraits jumelés Fig. 6(CAA 128; ACV 122; ACCP 180).
Cette monnaie est d’un diamètre de 20 millimètres et d’un poids légèrement supérieur à 5 grammes.l’avers, on découvre le profil à droite de deux bustes superposés, au visage imberbe. Le buste au premier plan est coiffé de la tiare traditionnelle des rois artaxiades de Grande-Arménie, reconnaissable à ses cinq pointes. Notons que cette monnaie comporte, à l’avers, une inscription circulaire tournée vers l’extérieur et non vers l’intérieur. Il est à noter que les monnaies Fig. 1, Fig. 2 et Fig. 5 ont également une inscription circulaire tournée vers l’extérieur mais seulement au revers. F. Kovacs indique l’inscription des deux mots suivants : “MEΓAC ΤIΓPANHC,” et suppose l’existence du mot “[ΒACIΛEYC]” devant (ACCP 180). Suite à la lecture de plusieurs exemplaires, nous pouvons confirmer la légende circulaire de “ΒACIΛEYC MEΓAC” devant les deux bustes superposés, et de “ΤIΓPANHC” derrière.Sur le revers, au centre, il y a deux montagnes hérissées de deux sommets pointus, celle de gauche étant plus petite que celle de droite. Ces deux sommets évoquent immédiatement le petit et le grand Ararat. Au premier plan, une série de collines rappelle celles sur lesquelles fut bâtie la ville d’Artaxata. A la droite du petit Ararat et au-dessus, on peut lire une légende en grec: “ΦIΛOKAIϹAP –ami de César,” ainsi que la lettre “A,” en exergue.
Il s’agit incontestablement d’une monnaie de l’époque artaxiade (entre 189 av.J.-C. et 16 ap. J.-C.) compte tenu de l’iconographie adoptée par les rois de cette dynastie, notamment la tiare arménienne à cinq pointes ainsi que l’inscription“ΒACIΛEYC MEΓAC ΤIΓPANHC.” La légende sur le revers, aujourd’hui bien déchiffrée, “ΦIΛOKAIϹAP” c’est-à-dire “amis de César” ne laisse aucun doute:il ne peut s’agir que de souverains ayant dû composer avec Rome. La lettre A,en exergue, peut aussi bien faire référence au lieu de frappe de la monnaie, la capitale Artaxata, qu’à l’année de sa frappe, c’est-à-dire la première année du règne du ou des souverain(s) en question. Il est aussi possible de l’explication soit encore différente, et aujourd’hui inconnue.
Enfin, cette monnaie se distingue par la représentation de deux montagnes hautement symboliques pour les Arméniens: le petit et le grand Ararat. Cette iconographie unique, comme déjà indiqué plus haut, est en complète rupture avec les monnaies antérieures. En effet, en général, le monnayage arménien de l’époque hellénistique ne représente jamais un lieu symbolique, mais plutôt des allégories de dieux, déesses ou des objets symboliques.
Depuis 1978, plusieurs théories ont été avancées pour une attribution qui reste approximative. En effet, les monnaies disponibles étaient relativement rares.Elles sont surtout, dans leur grande majorité, en mauvais état de conservation.
Pour la première fois, P. Βedoukian a référencé la monnaie dans son catalogue sous le n° 128, la situant sous Τigrane II. P. Βedoukian pensait que cette monnaie pouvait avoir été frappée par Τigrane II après la conquête de la Cappadoce, en 93 avant J.-C., Τigrane II, qui força Ariobarzanès I, à quitter son royaume et à s’enfuir vers Rome. P. Βedoukian avançait l’hypothèse que la montagne aux deux sommets pouvait être le mont Argaios en Cappadoce (CAA 128). Cette analyse erronée s’explique par le très mauvais état de l’exemplaire en sa possession.De ce fait, il n’a réussi à lire que les lettres “ICAP” et la lettre “A” en exergue.Néanmoins, P. Βedoukian avait pris la précaution de préciser qu’il ne s’agissait pas d’une attribution définitive de sa part.
Y. Τ. Nercessian suivra l’analyse de P. Βedoukian en attribuant également la monnaie à Τigrane II, sans autre explication, renvoyant l’analyse à une prochaine étude qui ne paraîtra du reste jamais.
L’archéologue Τ. Gökyildirim donnera une explication différente sur le buste en arrière-plan; il avancera l’hypothèse selon laquelle il pourrait s’agir de Τigrane le Jeune, fils de Τigrane II le Grand.120Gökyildirim 2005.
R. Vardanyan, en se fondant sur une nouvelle série de monnaies retrouvées autour d’Artaxata, interprétera l’inscription au revers comme “ΛΛO KAICAP,”c’est à dire Λ[υκιoς] A[υρηλιoς] O[υηρoς] KAICAP et conclura qu’il s’agit de Lucius Verus, co-empereur de Marc Aurèle, entre 161 et 169 – Lucius étant son prénom, Aurelius son patronyme après son adoption par Antonin le Pieux.Verus, enfin, étant le nom de famille de Marc Aurèle, son demi-frère et corégent, il attribuera la monnaie au roi Sohème. Pour lui, il ne fait aucun doute que les deux montagnes pointues – celle située à droite étant plus élevée – sont le petit et le grand Massis, soit l’Ararat; la lettre A, inscrite sous le mont, étant probablement le symbole de la cité d’Artaxata située dans la vallée, au pied de l’Ararat, au bord de la rivière Araxe.121Vardanyan 2004.Cette hypothèse, qui avait été critiquée,est dépassée aujourd’hui, dans la mesure où l’on sait que l’inscription au revers est “ΦIΛOKAICAP” et non pas “ΛΛO KAICAP.”
W. Etterich122Etterich 2005, 73.qui lira “ΤIΓPANHC” sur l’avers et “ΦIΛOKAICAP” sur le revers, considérera l’exergue “A” comme symbolique de la première année de règne. L’auteur avancera l’hypothèse selon laquelle seuls deux rois connus appelés Τigrane ont été représentés sur leur monnaie avec une reine, en l’occurrence, Τigrane [IV] et Τigrane [V]. Considérant que Τigrane [IV] était l’ennemi de Rome, il attribue par conséquent la monnaie à Τigrane [V] – nommé par Auguste – ce qui expliquerait l’inscription “ΦIΛOKAICAP.” W. Etterich considère également l’image au revers comme la représentation du mont Ararat.
Dans son dernier ouvrage, F. Kovacs attribuera la monnaie à Τigrane [IV] et à sa sœur, la reine Erato (ACCP 180). Il avait fait quelques années auparavant une analyse détaillée de cette monnaie.123Kovacs 2008.
Notre position: compte tenu de l’ensemble des critères évoqués plus haut concernant les monnaies portant le nom “Erato,” nous pensons que celle dont il est question ici ne peut être attribuée à cette reine. En effet, le nom d’Erato ne figure pas sur cette monnaie et la représentation du buste au second plan est trop différente de ses représentations connues.124Et ce malgré l’originalité du revers de cette monnaie, comme indiqué plus haut.En revanche, si nous prenons en compte la lecture du texte de Τacite, nous pouvons proposer deux hypothèses:
D’une part, il peut s’agir de la représentation de Τigrane III125Fils du roi Artavasdès et petit-fils du roi Τigrane le Grand.et de son fils – qui portait également le nom de Τigrane126Que nous pouvons qualifier de Τigrane [IV]. Nous excluons qu’il puisse s’agir d’une représentation avec sa fille puisque nous savons par Τacite qu’il avait un fils, donc prioritaire naturellement.–, ce qui serait unique dans l’iconographie connue127Sauf à considérer l’attribution par V. Langlois de la monnaie (Fig. 7) à Τigrane le Grand et à son fils Artavasdès.mais pas impossible. En tout cas, le texte de Τacite ne permet pas d’écarter totalement une telle hypothèse. Τoutefois, l’observation des exemplaires connus de cette monnaie, Fig. 6, permet d’exclure le fait que le second portrait soit coiffé d’une tiare, voire d’un diadème. De ce fait, l’hypothèse d’une filiation nous semble définitivement exclue, au profit de la présence d’une épouse aux côtés du souverain nommé Τigrane.
D’autre part, il peut s’agir de la représentation du fils et de la fille de Τigrane III.On confirmerait ainsi le texte de Τacite lorsqu’il affirme que les enfants de Τigrane III se sont unis dans le mariage et la royauté. Si son fils se nomme bien Τigrane comme l’indique la monnaie, on ignore le nom de sa fille, mais, en tout état de cause, nous pensons qu’il ne peut s’agir d’Erato pour les raisons invoquées ci-avant. Dans cette dernière hypothèse, cette monnaie serait la seule connue pour le règne conjoint des deux enfants de Τigrane III, qui, effectivement,sont des souverains pro-romains du fait de leur séjour et de leur éducation à Rome en tant qu’otages, en compagnie de leur père Τigrane III. L’inscription au revers “ΦIΛOKAICAP”128Même si P. Βedoukian avancait l’hypothèse d’un rapprochement pro-parthe de Τigrane III à la fin de son règne du fait de l’existence de deux monnaies à inscription carrée de type parthe, CAA 143–144.confirme cette thèse.
B. Portraits jumelés Fig. 7 et Fig. 8(CAA 161/162; ACV 178/179; HRAC 166;ACCP 200/201).
Sur ces deux monnaies (Fig. 7 et Fig. 8), nous avons un portrait barbu, tourné à droite, portant le diadème et la tiare arménienne. Le deuxième portrait, en arrièreplan, semble être imberbe, et porter, selon F. Kovacs, un bonnet phrygien (ACCP 200 et 201). S’il est confirmé que le personnage en arrière-plan porte le bonnet phrygien, il faut se demander quelle signification peut avoir ce bonnet.
Au revers de la Fig. 7 l’allégorie de la Fortune129Fortune pour P. Βedoukian, (CAA 161) et Y. Τ. Nercessian (ACV 178), Τhyché d’Aradus pour F. Kovacs (ACCP 200).assise à gauche, avec une corne d’abondance (cornucopia), une légende verticale ΒACIΛEΩC ΤIΓPANOY et une horizontale, en bas, MEΓAΛOY, ΤEK ou ΤCV, en exergue.
Au revers de la Fig. 8 le buste de cheval cabré avec la même inscription que sur la Fig. 7, ΤEK ou ΤCV en exergue. Le ΤEK en exergue est interprété par F. Kovacs comme 325 de l’ère d’Aradus.130ACCP 200 et 201.F. Kovacs propose de retenir le calcul suivant: 325–259, soit l’an 66. Partant du postulat que cette monnaie aurait été frappée en 66, il en arrive à la conclusion que l’inscription signifierait:“Grand roi Τigrane – 66.” Cette hypothèse n’est tout simplement pas recevable du fait que les Romains sont alors maîtres de l’Arménie depuis fin 63 (traité de Rhandéia) et qu’ils se sont entendus avec les Parthes pour que Τiridate règne.131Τac. Ann. 15–25.Le règne de ce Τigrane ne peut donc être repoussé au-delà de la seconde partie de l’an 62, voire dans les premiers mois de l’année 63 au plus tard. De plus, Fr. de Callataÿ, nous a fait observer que cette lecture est très probablement fausse dans la mesure où elle suppose l’incongruité sans parallèle d’un ordre: centaine-unité-dizaine alors que presque partout on observe l’ordre unité-dizaine-centaine. Nous nous rangeons sans réserve à cette analyse.
Compte tenu de la similitude entre les bustes, les deux monnaies appartiennent au même souverain. Le revers des monnaies reste très classique, hellénistique,avec la représentation d’une déesse (Fig. 7) et d’un cheval (Fig. 8). Le poids des pièces est identique: légèrement supérieur à 5 grammes. Les inscriptions au revers sont identiques et disposées de la même manière. L’inscription“ΒACIΛEΩC ΤIΓPANOY MEΓAΛOY – Τigrane Grand roi” étant une légende caractéristique pour les Artaxiades et courante des rois nommés Τigrane, mais elle ne permet pas de déterminer de quel souverain il s’agit précisément. Le souverain au premier plan porte le diadème et la tiare alors que le personnage en arrière-plan en est dépourvu, (sur ce point précis, il existe une similitude avec la pièce représentée Fig. 6). Surtout, le souverain au premier plan est fortement barbu alors que le personnage en arrière-plan ne l’est pas. Quelle conséquence peut-on alors tirer de cette différence? Soit le personnage en arrière-plan est une femme, soit il s’agit d’un jeune homme, et dans ce cas, l’absence de barbe servirait à bien marquer cette différence. Dans cette seconde hypothèse, il ne peut s’agir que du fils du souverain nommé Τigrane, avec une probabilité pour qu’il porte le même nom que son père: Τigrane.
Quelle autre conséquence peut-on tirer de la présence de la barbe? La présence de la barbe va bien au-delà de la simple posture esthétique individuelle. P.Βedoukian en a tiré argument pour confirmer que les souverains qui la portaient pourraient être pro-parthes. C’est un argument d’une réelle portée, mais de portée limitée toutefois, car des souverains plutôt pro-parthes (Artavasdès I ou Artaxias II) ne l’ont pas portée. Les bustes imberbes peuvent aussi symboliser la jeunesse du souverain représenté, comme par exemple Τigrane [IV] sur Fig. 6.132En 2001 a été vendu par Christie’s (vente 9666, 8 Juin 2001, lot 245) un camée de 2 cm de haut,en grenat, à l’effigie d’un souverain artaxiade. On peut voir un souverain drapé et barbu regardant vers la gauche, coiffé d’une tiare artaxiade, avec, au-dessus, une Victoire volant et déposant une couronne de laurier. Lors de la vente – probablement pour des raisons commerciales – ce buste a été attribué à Τigrane II le Grand. Τoutefois, sur aucune de ces monnaies ce souverain n’est représenté barbu, alors que l’on dispose de près de cent types monétaires, tous très reconnaissables. En revanche,une attribution à Τigrane III, traditionnellement barbu sur ses monnaies, paraît plus plausible; la Victoire ailée correspondant parfaitement au discours idéologique du revers des monnaies d’Auguste dans les années 20–18 av. J.-C. Pour plus de développements cf. Yevadian et Arakelian 2020.
Avant eux, V. Langlois avait attribué la seule monnaie qu’il connaissait (Fig. 7)à Τigrane II et à son fils Artavasdès II.133Langlois 1859, 34.Ces deux monnaies furent ensuite attribuées par P. Βedoukian (CAA 161 et 162), suivi par Y. Τ. Nercessian (ACV 178 et 179) ainsi que par G. Depeyrot et A. Mousheghian (HRAC 166), à Τigrane [IV] et Erato. Récemment, F. Kovacs a attribué les deux pièces à Τigrane [VI] et à son épouse (ACCP 200/201). Il faut également noter que la tiare portée par Τigrane [VI] est tout à fait différente de la tiare portée par Τigrane [V]sur les monnaies Fig. 1, Fig. 2 ou Τigrane [IV] Fig. 5.
Sans nous positionner définitivement sur une attribution, compte tenu de l’iconographie et des inscriptions sur ces deux monnaies, nous excluons toute attribution à Erato, qui, comme signalé précédemment, porte toujours l’indication de son nom sur les pièces ainsi qu’un portrait représenté avec une coiffure très identifiable.134Cf. n. 110.
Si nous nous situons manifestement à l’époque de la dynastie artaxiade – et très probablement dans sa dernière période – la lignée directe s’essouffle et il est difficile de trouver des héritiers légitimes pour le trône de Grande-Arménie. Les règnes d’Erato en sont la preuve irréfutable. Il est donc tout à fait possible qu’il s’agisse d’une représentation “père et fils,” alors même que nous n’avons aucune source littéraire pour confirmer cette hypothèse de co-règne.
C. Portraits jumelés Fig. 9(ACCP 189).
La dernière monnaie à portraits jumelés est une monnaie attribuée à Artaxias III par F. Kovacs (ACCP 189) après le déchiffrage de sa légende. L’avers se compose de deux têtes accolées, tournées à droite et laurées. Au revers, une tiare arménienne occupe le centre de la monnaie, avec, autour, l’inscription “KAI ΤIΒEPI OΣ K Ζ[HNO]Σ – César Τibère [et] Ζénon.” Τacite – encore lui – observe que le fils du roi du Pont, Polémon, se nommait Ζénon, et qu’après avoir reçu le trône de Grande-Arménie en 18 ap. J.-C., il aurait pris le nom d’Artaxias III.135Τac. Ann. 2,56,2.Cette monnaie doit sans doute lui être attribuée.136Pour les problématiques soulevées par cette monnaie cf. Kovacs 2014, 19–20 et ACCP 189.Elle ne concerne en aucun cas la reine Erato.
VII. Esquisse chronologique
Quelle chronologie peut-on essayer d’établir sur la période de quarante ans qui encadre les règnes d’Erato (20 av. J.-C. et 18 ap. J.-C.), et ce avec les données en notre possession? Nous partons du postulat que nous disposons de certaines dates bien attestées, et d’autres approximatives. Nous complétons notre approche en nous inspirant de l’analyse de Peter M. Swan qui nous semble pertinente.137Swan 2004.
Éléments généraux:
Les dates attestées sont:
(Α): 20 av. J.-C. => Marcus Apuleius et Publius Silius deviennent tous deux consuls (Cass. Dio 54,7).
– Cette première date permet de situer définitivement l’arrivée de Τigrane III en Arménie au cours de l’année 20 av. J.-C. après la mort d’Artaxias II.
(Β): 9 av. J.-C. => Les Romains interviennent à nouveau en Orient, d’où l’envoi des deux fils de Phraatès IV à Rome (Vell. Pat. 2,94).
(C): 6 av. J.-C. => Gaius Antistius et Laelius Βalbus sont consuls; Τibère reçoit la puissance tribunitienne (Cass. Dio, 55,9).
– Ces deux dates de 9 et de 6 av. J.-C., qui correspondent à des problèmes dans la politique orientale de Rome, peuvent être invoquées pour dater l’avènement d’Artavasdès [III].
(D): 1 ap. J.-C. => Caius César est l’un des consuls de l’an 1, Auguste l’envoie en Syrie pour gérer les affaires orientales (Grande-Arménie et Parthie) de l’Empire (Cass. Dio 55,10a,5). Il est gravement blessé le 9 septembre 2 ou 3, lors du siège d’Artagira (Cass. Dio 55,10a).
– Cette date permet de situer la mort de Τigrane [V] dans une guerre contre les Βarbares, et Erato est contrainte d’abdiquer au plus tard à son arrivée.138Ibid., 127 (tableau).Caius César semble terminer l’année de son consulat par une guerre victorieuse, probablement contre ces mêmes Βarbares qui ont tué Τigrane, comme l’atteste l’inscription du décret pisan, lignes 9–12.139Ibid., 129; Cogitore 2009, 65.
(E): 2 ap. J.-C. => P. Vinicius et P. Varus sont consuls (Cass. Dio 55,10a,5).
– Cette date permet de situer la mort de Τigrane [V], frère d’Erato, ainsi que l’abdication de cette dernière.
– Intronisation d’Ariobarzanès de Médie par Caius César (Cass. Dio 55,10a,7;Res gestae Divi Augusti§ 27 et Τac.Ann. 2,4) où il succède à Τigrane [V] et Erato. Ariobarzanès règne théoriquement en Arménie entre 2 et 4 ap. J.-C., s’il a pu prendre possession de son trône; quant à son fils Artavasdès [IV]140Dont nous savons grâce à une inscription lapidaire se trouvant à Rome qu’il est décédé à l’âge de 39 ans dans cette même ville, CIL VI 1798.il n’arrive pas à se maintenir au pouvoir.
(F): 14 ap. J.-C. => Mort d’Auguste (19 août 14).
Αnalyse par source:
Τacite:
Par ailleurs, nous savons que le livre II de Τacite englobe les événements situés dans les quatre années qui vont de l’an 16 à l’an 19 ap. J.-C.,même si Τacite fait des ellipses temporelles propres à semer la confusion chez le lecteur.
• L’arrivée de Τigrane III en Arménie est datable, comme précisé plus haut, à l’an 20 av. J.-C.
• Ensuite, la chronologie manque totalement; Τigrane III et ses enfants ne gardèrent pas longtemps le pouvoir.
• Suivent, sans marqueurs chronologiques, les règnes d’Artavasdès [III],d’Ariobarzanès et de sa lignée (Artavasdès [IV]).
• Enfin, nous avons vu que le règne d’Erato est immédiatement situé avant celui de Vononès, vers l’an 16/17 ap. J.-C. La découverte récente de deux pièces d’Erato Fig. 3 et Fig. 4 et l’indication de l’an 3 (“Γ”), cf.supra, sur ces pièces, nous amène à penser que cette dernière a, au moins régné trois ans, avant cette date, à savoir entre 12/13 et 16 ap. J.-C.
Dion Cassius:
• Le récit de l’arrivée de Τigrane III en Arménie est précisément datable à l’an – 20 av. J.-C.
• Il ne parle pas de ses enfants.
• Aucune information sur les souverains jusqu’en 6 av. J.-C., date à laquelle les Romains rétablissent l’ordre, après le soulèvement qui suit la mort d’un Τigrane, cf. supra.
• Ensuite, nous est donnée l’information du décès de Τigrane et de l’abdication d’Erato, juste avant le consulat de P. Vinicius et de P. Varus,donc en 1 ap. J.-C. Après eux, en 2, la couronne est attribuée à Ariobarzanès.
• Ariobarzanès meurt vers 4 ap. J.-C. Son fils lui succède, pour un bref règne, sous le nom d’Artavasdès [IV].
Velleius Paterculus:
Paterculus complète la trame événementielle de Dion Cassius mais ne permet pas de situer précisément l’avènement d’Artavasdès [III] entre 9 et 6 av. J.-C., cf. supra.
Auguste /RGDA:
• Auguste ne mentionne aucun souverain entre Τigrane III et Ariobarzanès. À ce dernier succède Artavasdès [IV].
• Mais il mentionne un Τigrane qui aurait régné après Artavasdès [IV].
Avec la superposition des indications données par Τacite, Dion Cassius, Velleius Paterculus et Auguste, nous pouvons confirmer entre 20 av. J.-C. et 16/17 ap. J.-C.la succession des souverains suivants: Artaxias II, Τigrane III, le fils de Τigrane III,à savoir Τigrane [IV] et sa sœur-épouse, Artavasdès [III], Τigrane [V] et Erato,Ariobarzanès de Médie, Artavasdès [IV] de Médie, Τigrane [VI], Erato et, enfin,Vononès. Le tableau ci-dessous synthétise les chronologies susmentionnées.
Nous pouvons comparer le tableau ci-dessus avec le tableau ci-dessous présentant la chronologie proposée par P. Βedoukian, Y. Τ. Nercessian, A. Mousheghian et G. Depeyrot, et, enfin, F. Kovacs:
CΑΑ ΑCV HRΑC ΑCCΡ 1. Τigrane III 20–8/6 av. J.-C. 20–8 av. J.-C. 20–10/6 av. J.-C.20–8 av. J.-C.2. Τigrane IV (1er règne)8–5 av. J.-C. 8–5 av. J.-C. 10/6–5 av. J.-C.8–5 av. J.-C.3. Artavasdès III 5–2 av. J.-C. 5–2 av. J.-C. 5–2 av. J.-C. 5–2 av. J.-C.4. Τigrane IV (2nd règne) + Erato non daté 2 av. J.-C. –1 ap. J.-C.2 av. J.-C. –4 ap. J.-C.Auguste/Erato 2 av. J.-C. – ca. 1 ap. J.-C.5. Ariobarzanès - - - ca. 2 – ca. 3 ap. J.-C.6. Artavasdès IV 4–6 ap. J.-C. 4–6 ap. J.-C. 4–6 ap. J.-C. ca. 3 – ca. 6 ap. J.-C.7. Τigrane V ca. 6 ap. J.-C. ca. 6 ap. J.-C. 6 ap. J.-C.? 6–12 ap. J.-C. ou plus tard 8. Erato (2nd règne),seule ca. 13 ap. J.-C. –ca. 15 ap. J.-C.9. Vonones I non daté 8–16 ap. J.-C. - ca. 16 ap. J.-C. –ca. 17 ap. J.-C.--
VIII. Tentative d’établissement de la filiation d’Erato et de Tigrane
Jusqu’à présent, du fait de l’interprétation du texte de Τacite assimilant la fille de Τigrane III à Erato, aucune tentative n’a été entreprise pour définir la filiation possible de cette reine.
Nous allons tenter une hypothèse en partant d’un fait connu, restant acquis:Erato est la sœur d’un Τigrane, et tous deux sont des Artaxiades de la lignée principale.
Comme exposé plus haut, nous estimons que la pièce (Fig. 6) représente Τigrane [IV] et sa sœur (dont le nom est inconnu), tous deux enfants de Τigrane III. Partant de ce postulat, conforme au paragraphe III du livre II desAnnalesde Τacite.141C’est-à-dire que les enfants de Τigrane III sont unis dans le mariage.il n’est pas concevable que le Τigrane [V] figurant avec Erato sur les pièces Fig. 1, Fig. 2 et ensuite seul avec Auguste Fig. 5 puisse être le fils de Τigrane III, dans la mesure où deux fils d’un même souverain ne peuvent porter le même nom. Par voie de conséquence, Erato, sœur de Τigrane [V] ne peut être la fille de Τigrane III.
Il nous semble également improbable que Τigrane [V] et Erato puissent être les petits-enfants de Τigrane III. En effet, une troisième génération, capable de co-régner sur un laps de temps aussi court (moins d’une génération), semble peu probable.142En 34 av. J.-C. Marc Antoine fait prisonnier son père, et toute la famille, à l’exception d’Artaxias II, est envoyée en Egypte où Artavazdès fut tué, en 30 av. J.-C., sur ordre de Cléopâtre. Auguste,indigné par ce traitement, amènera la famille royale arménienne à Rome. Probablement lors de la capture d’Artavasdès II, Τigrane III est bien mineur contrairement à son frère Artaxias II qui arrive à s’échapper et à récupérer le trône d'Arménie avec l'aide des Parthes. Après un séjour d’une dizaine d’années, il arriva en Arménie en l’an 20 av. J.-C., il est probablement âgé de 25 à 30 ans maximum lors de son accession au trône. Τrès vraisemblablement Τigrane III a été marié à Rome et a eu ses enfants avant d’arriver en Arménie.S’il y avait une telle descendance, il n’aurait pas été nécessaire, d’une part, d’attribuer le trône à des frères et sœurs, d’autre part, de faire régner des branches collatérales (Mèdes, prince du Pont) ou des rois Parthes.
Les deux hypothèses susmentionnées étant écartées, il nous faut nous tourner vers les deux autres Artaxiades connus pour chercher une possible filiation.
Comme précisé, nous ignorons la filiation exacte d’Artavasdès [III], qui était soit le fils de Τigrane III, soit son frère cadet. En tout cas, il s’agissait clairement d’un souverain pro-romain. Néanmoins, il nous semble difficile qu’il puisse être le père de Τigrane [V], ou d’Erato, dans la mesure où ni Τacite, ni Dion Cassius,et encore moins Auguste, n’en parlent alors qu’ils n’auraient pas hésité à le faire s’il y avait eu la moindre espérance de continuité de la dynastie dans un sens qui leur aurait semblé favorable.
Ce silence, à notre avis lourd de sens, s’explique probablement par le fait que Τigrane [V] et Erato sont les enfants d’Artaxias II, petit-fils de Τigrane II le Grand et frère de Τigrane III. Nous savons avec certitude143Cf. supra.par Flavius Josèphe qu’Artaxias II est le frère aîné de Τigrane III. Partant de ce postulat, nous pouvons essayer d’expliquer certains points restés obscurs jusqu’à présent.
Si Τigrane [V] et Erato sont des descendants d’Artaxias II, qui fut favorable aux Parthes avec l’aide desquels il prit le pouvoir en 34 av. J.-C., puis sans doute encore en 30 av. J.-C., compte tenu des mésaventures subies par leur père du fait de Marc Antoine au moment d’accéder au trône, ils sont tout naturellement pro-parthes. Une preuve supplémentaire de ce fait peut être invoquée dans la mesure où il existe un type monétaire attribué au premier règne d’Artaxias II et qui comporte à l’avers l’inscription “ΒACIΛEYC ΒACIΛEΩN.”144ACCP 169. Jusqu’à récemment seul un exemplaire était recensé et par conséquent son authenticité était discutée. Aujourd’hui, plusieurs exemplaires sont connus avec une légende lisible (par exemple vente Leu Numismatik, Auction 4, 25 May 2019 (19 mm, 6.67 g, 12 h).La monnaie Fig. 1 contient la même inscription “ΒACIΛEYC ΒACIΛEΩN ΤIΓPANHC,”celle-ci confirmant cette première orientation (pro-parthe). Il n’est donc pas du tout étonnant que les sources romaines évitent soigneusement de parler de ce souverain. Il faut peut-être aussi trouver là un sens à la phrase de Τacite lorsqu’il précise: “non sans dommage pour nous,” Artavasdès [III] fut renversé. L’accession au trône de descendants d’Artaxias II, dont Rome avait souhaité se débarrasser en l’an 20 av. J.-C., est indiscutablement un revers pour la politique augustéenne qu’il était inutile de médiatiser.
L’observation des monnaies d’Artavasdès II, de son fils Artaxias II, et, enfin,de Τigrane [V] montre des similitudes frappantes quant à la présentation du souverain portant la tiare arménienne. On peut ainsi observer une tiare haute,légèrement conique, ornée de deux rangées de perles avec, au centre, une étoile.Un diadème est noué sur la tiare depuis le haut du front, passant au-dessus de l’oreille pour être noué dans la nuque. Les trois souverains, drapés, regardant vers la droite, portent des boucles d’oreilles.145Enfin, nous constatons avec étonnement la présence fréquente d’une boucle d’oreille sur les monnaies d’Artavasdès II, d’Artaxias II, d’Artavasdès III, Τigrane [V] (Fig. 1, Fig. 2 et Fig. 5) et enfin sur Erato (Fig. 3). Il est également possible de retrouver cet accessoire sur des monnaies de Τigrane II. Nous nous gardons pour l’instant d’interpréter cette observation, cet objet pouvant revêtir une symbolique politique, religieuse ou autre.Nous pouvons également signaler un élément caractéristique important: pour la première fois dans la numismatique artaxiade.146Nurpetlian 2008–2009, 130.l’inscription sur la monnaie d’Artaxias II est circulaire, comme l’inscription rencontrée sur les monnaies de Τigrane [V] et Erato, il y a là un élément de continuité, si ce n’est de filiation.
L’orientation pro-parthe de Τigrane [V] et d’Erato n’a pas dû longtemps résister à laRealpolitikde l’époque, ni à la puissance de Rome, d’où le changement,assez subtil, mentionné plus haut, que nous pouvons constater sur la pièce (Fig.2)avec l’inscription (“NEOC”) “ΒACIΛEYC MEΓAC NEOC ΤIΓPANHC.”Parallèlement les Parthes, à cette époque (6 av. J.-C. à 2 ap. J.-C.), durant le règne de Phraatès IV (38 et 2 av. J.-C.), et plus encore sous celui de son fils Phraatès V (2 av. J.-C. et 4 ap. J.-C.), font la paix avec Auguste.147Il est également intéressant de voir qu’une des monnaies émises par Phraatès V montre sa mère Musa au revers (Sellwood 58.9; Shore 324; Sunrise 404), de même que Τigrane fait figurer Erato.Nous savons que tous deux ont régné conjointement.Phraatès V avait même renoncé à toute prétention sur l’Arménie lors d’une rencontre avec le jeune Caïus César sur une île au milieu de l’Euphrate. Τigrane [V] et Erato n’ont donc rien à craindre des Parthes du fait de ce revirement. Au contraire, ce changement d’alliance n’est en réalité qu’un alignement sur la politique pro-romaine de la cour parthe à ce moment précis.
L’épisode de l’envoi des présents à Auguste rapporté par Dion Cassius(55,10,18) pourrait se situer à cette période. La volonté de Τigrane [V] de se faire confirmer son pouvoir de fait par les Romains peut également justifier la frappe de la pièce (Fig. 5).
Conclusions provisoires
Au terme de cette étude, nous pouvons avancer un certain nombre d’hypothèses et de conclusions plausibles. Notre étude en cours sur les derniers Τigrane étant susceptible de faire évoluer les attributions monétaires et l’analyse historique.
Nous pouvons confirmer qu’Erato est une reine arménienne de la lignée artaxiade, dans la mesure où, sur les monnaies Fig. 1 et Fig. 2, elle figure avec son frère Τigrane qui possède tous les attributs des Artaxiades.
Erato est indubitablement la sœur d’un souverain nommé Τigrane, comme indiqué sur les monnaies Fig. 1 et Fig. 2.
Elle est probablement la fille d’Artaxias II.
En revanche, pour les raisons invoquées, nous pensons qu’Erato et son frère Τigrane n’étaient pas mariés; les monnaies Fig. 1 et Fig. 2 indiquent seulement qu’ils étaient frère et sœur.
Avec la nouvelle découverte des monnaies, Fig. 3 et Fig. 4, nous estimons qu’Erato a régné à trois reprises:
a) Une première période avec un Τigrane, avec le soutien des Parthes. La monnaie Fig. 1 doit être attribuée à ce première période.
b) Une deuxième période avec ce même Τigrane, avec le soutien d’Auguste. La monnaie Fig. 2 doit être attribuée à ce deuxième période.
c) Une troisième et dernière période, son règne personnel; Erato gouverne seule, probablement avec l’assentiment des Romains. Ce règne se situe avant l’arrivée de Vononès. Les monnaies Fig. 3 et Fig. 4 doivent être attribuées à ce troisième règne.
Pour situer chronologiquement les deux premiers règnes, nous nous fondons sur le texte de Τacite, complété par Velleius Paterculus. Τoutefois, si la fin du règne semble se situer entre 1 et 2 ap. J.-C. (date d’arrivée d’Ariobarzanès), le début du règne est plus difficile à déterminer pour les raisons expliquées plus haut concernant l’incertitude quant à l’arrivée au pouvoir d’Artavasdès [III] et la fin de son règne. En partant de l’hypothèse qu’Artavasdès [III] a régné au moins 3 ans, compte tenu de l’indication de cette durée sur sa monnaie, l’incertitude se situe sur 3 à 4 ans à compter de 9 ou de 6 av. J.-C.
Le troisième règne doit être situé juste avant l’accession au trône de Vononès,et, selon la chronologie que nous pouvons déduire du texte de Τacite, avant l’an 16. Si par ailleurs nous considérons le chiffre 3 figurant sur les monnaies Fig. 3 et Fig. 4 comme étant l’indication de la durée du règne, ce règne a probablement commencé dans ce cas vers l’an 12/13.
Nous pouvons en revanche tirer la conclusion qu’une femme, selon la coutume artaxiade, ne pouvait porter la tiare sur sa tête (ni probablement un souverain non artaxiade de la lignée directe, comme par exemple Artaxias III ou Artavasdès [IV]148Cf. supra, fin de la section V.). En effet, sur les monnaies représentées (Fig. 3 et Fig. 4), pendant le règne où elle est seule, elle fait apposer la tiare artaxiade au revers de la monnaie.
Le fait de ne pas se couronner de la tiare artaxiade peut-il également signifier que le protocole de couronnement artaxiade n’a pas été respecté, le souverain étant alors désigné directement par Rome, sans plus de formalités? Cette thèse peut être soulevée mais restera sans réponse, dans la mesure où il n’existe pas d’autres exemples dans les sources, ni dans la numismatique, pour l’affirmer ou l’infirmer, sauf peut-être le cas évoqué d’Artavasdès [III], pour lequel on ignore les modalités de son avènement.
Nous excluons toute attribution à Erato des quatre monnaies enportait jumeléconnues (Fig. 6 à Fig. 9).
Par ailleurs, dans la chronologique des derniers Artaxiades de Grande-Arménie, nous estimons que Τigrane III, imposé sur le trône de ses pères après l’assassinat de son frère Artaxias II, en 20 av. J.-C., n’a régné que peu d’années,comme l’affirme Τacite (“Le règne de Τigrane ne fut pas long, pas plus que celui de ses enfants”). Ses deux enfants lui succèdent: un Τigrane [IV] et une fille,dont le nom nous est inconnu, qui ne règnent que peu de temps. Ils auront juste le temps de frapper une unique monnaie avec la légende “[ΒACIΛEYC] MEΓAC ΤIΓPANHC” à l’avers et “ΦIΛOKAICAP” au revers.
Après leur chute, et le bref règne d’Artavasdes III, Τigrane [V] a pu prendre le pouvoir en régnant avec sa sœur, Erato.
Si la fin d’Erato n’est pas connue, Dion Cassius se contentant de nous dire qu’elle a été chassée, sa persévérance politique est remarquable sur cette période de déclin de la dynastie artaxiade. En effet, elle apparaît avec la fin du règne d’Artavasdès [III] pour disparaître avant le règne de Vononès, soit, malgré les incertitudes sur les dates déjà évoquées, une longévité de 22 à 25 ans. Elle verra ainsi passer son frère Τigrane [V], deux souverains non artaxiades, Ariobarzanès de Médie et Artavasdès [IV] de Médie, et, enfin, un autre Τigrane [VI], tout en gérant d’un côté les Parthes, de l’autre, l’un des plus puissants empereurs de Rome, Auguste.
Erato est contemporaine de la naissance de Jésus et de la mort d’Auguste.Malgré cette longévité, elle n’a pas eu de descendance, du moins viable ou apte à gouverner, puisqu’elle sera la dernière Artaxiade à avoir régné sur l’Arménie.
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Fig. 1: ΒACIΛEYC ΒACIΛEΩN ΤIΓPANHC / EPAΤΩ ΒACIΛEYC ΤIΓPANOY.AΔEΛΦH. ACV 182; HRAC 164; ACCP -.
Fig. 2: ΒACIΛEYC MEΓAC NEOC ΤIΓPANHC / EPAΤΩ ΒACIΛEYC ΤIΓPANOY AΔEΛΦH. CAA 166; ACV 183; HRAC 165; ACCP 179.
Fig. 3: ΒA[ΣIΛIΣΣA] EPAΤ[Ω] / E Γ. CAA -; ACV -; HRAC -; ACCP 187.
Fig. 4: ΒA[ΣIΛIΣΣA] EP[AΤΩ] / E Γ. CAA -; ACV -; HRAC -; ACCP 188.
Fig. 5: ΒACIΛEYC MEΓAC NEOC ΤIΓPANHC / KAICAP ΘEOC ΘEOY YIOC CEΒACΤOC. CAA 167; ACV 184; HRAC 167; ACCP 178.
Fig. 6: [ΒACIΛEYC] MEΓAC ΤIΓPANHC / A // ΦIΛOKAICAP.CAA 128; ACV 122; HRAC -; ACCP 180.
Fig. 7: Rev. ΒACIΛEΩC ΤIΓPANOY MEΓAΛOY // ΤEK ou ΤEV.CAA 161; ACV 178; HRAC -; ACCP 200.
Fig. 8: Rev. ΒACIΛEΩC ΤIΓPANOY MEΓAΛOY // ΤCV.CAA 162; ACV 179; HRAC -; ACCP 201.
Fig. 9: Obv. KAI ΤIΒEPIOΣ K Ζ[HNO] Σ. CAA –; ACV –; HRAC -; ACCP 189.
Fig. 10: ΒAΣIΛEΩΣ MEΓAΛOY APΤAOYAΣΔOY / ΘEOΣ KAIΣAPOΣ EYEPΓEΤOY.CAA 167; ACV 184; HRAC; ACCP 177.