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Manger à l’heure des applis

2016-03-25VERENAMENZELmembredeladaction

今日中国(法文版) 2016年3期

VERENA MENZEL, membre de la rédaction



Manger à l’heure des applis

VERENA MENZEL, membre de la rédaction

«La bonne cuisine est la base du véritable bonheur », cette phrase pleine de sagesse nous vient du grand cuisinier français Auguste Escoffier (1846-1935), rendu mondialement célèbre par la publication de son Guide Culinaire. Aujourd’hui pourtant il faut bien constater que les cuisines sont souvent à l’abandon. Où que ce soit dans le monde, et particulièrement dans les grandes villes modernes, les personnes qui cuisinent se font rares, l’art culinaire se perd.

Les structures familiales traditionnelles, avec les mères et les grand-mères affairées aux fourneaux, occupées à transmettre à la génération suivante leurs secrets de cuisine, appartiennent au passé. Aujourd’hui, on passe de moins en moins de temps dans cette pièce, ainsi que l’a encore une fois révélé une enquête internationale conduite par GfK, la principale société d’études et de sondages en Allemagne. Les auteurs de cette étude ont interrogé 27 000 personnes âgées de 15 ans et plus dans 22 pays, pour savoir combien de temps par semaine celles-ci passent à la cuisine. Les résultats sont édifiants : tandis qu’Allemands et Français déclarent y passer respectivement 5,4 et 5,5 heures en moyenne hebdomadaire, les Chinois y passeraient à peine plus de temps, avec 5,8 heures. Trois pays qui se situent pourtant sous la moyenne mondiale de 6,4 heures par semaine. Le citoyen moyen passe donc moins d’une heure par jour à mitonner ses repas.

Pression du travail, manque de temps, célibat, niveau de vie en hausse permettant des alternatives plus rapides et plus commodes : de nombreuses raisons peuvent expliquer que, de Paris à Beijing, de moins en moins de personnes manient la poêle à frire dans leur vie quotidienne. Pourtant, contrairement à ce que l’on observe en Allemagne ou en France, où de nombreuses personnes se rabattent sur des en-cas peu nourrissants, le fast-food ou encore des plats cuisinés tirés du congélateur, les Chinois ne se résolvent pas aussi facilement à la fadeur du quotidien. En Chine, des entrepreneurs inventifs cherchent et trouvent des moyens de transformer en espèces sonnantes et trébuchantes le besoin universel de manger équilibré. De nombreuses sociétés online-to-offline proposent aux adeptes d’un rythme de vie moderne et accéléré des repas à la fois pratiques, nourrissants et diététiques.

Nouvelles façons de se sustenter

Le site Mr. Food, créé en 2004.

Le secteur des livraisons à domicile en ligne connaît ici une croissance fulgurante depuis plusieurs années. Selon des estimations publiées par le cabinet Analysys Qianfan, le marché chinois des commandes en ligne a atteint l’année dernière un volume de 45,8 milliards de yuans, soit environ 6,4 milliards d’euros, une croissance de plus de 200 % sur l’année précédente. Ces cinq prochaines années, on s’attend à voir ce marché poursuivre une croissance soutenue, du moins c’est ce qui ressort des projections. D’ici 2018 il pourrait atteindre, selon ce même cabinet d’études, un volume de 245,5 milliards de yuans (34,4 milliards d’euros).

Parmi les poids lourds de la profession en Chine, à côté des sociétés spécialisées dans la distribution à domicile, on compte aussi les principales chaînes de restauration rapide, comme McDonalds, et ceuxci n’ont bien entendu pas perdu de temps pour lancer leurs propres applis, entre autres les plates-formes Meituan Waimai, ele.me, l’appli de livraison de Taobao, Tao Diandian, celle de Baidu Waimai ou encore l’appli de livraison du géant de la commande en ligne Jingdong. Toutes se sont retrouvées au top 10 des applis de livraison les plus téléchargées en 2015(source : askci.com).

L’affiche de Home-Cooked.

Il est facile de comprendre pourquoi les applis de livraison à domicile sont aussi populaires, en particulier dans les grandes villes chinoises : en quelques clics de souris, vous pouvez visiter, sans quitter votre domicile ou votre lieu de travail, vos restaurants favoris situés à proximité, étudier leur menu assorti de photos et de recommandations d’autres internautes, puis passer votre commande en quelques secondes seulement. Comme pour une expédition par courrier express, l’utilisateur peut suivre sur son portable, grâce à l’application, la préparation et l’avancée de sa commande, puis la localisation précise de ses achats pendant la livraison. Quelques minutes plus tard, son plat préféré arrive, apporté par coursier jusqu’à la porte de son domicile. On paie soit en espèces, soit à l’aide d’un service de paiement en ligne, WeChat ou Alipay. D’autre part, de nombreux sites de commande proposent des rabais significatifs pour la commande auprès d’un restaurant appartenant à leur réseau partenaire, ce qui fait que les quelques yuans de la livraison sont le plus souvent offerts.

Les données d’Analysys Qianfan montrent que si les étudiants et les employés de bureau sont les deux groupes les mieux représentés dans la clientèle de ces sociétés de services, il est de plus en plus courant de voir les coursiers culinaires sillonner les zones résidentielles sur leurs motos électriques. D’après les spécialistes du secteur, c’est justement là que se trouve le gisement de croissance le plus prometteur pour l’avenir de ce marché.

Les Chinois sont connus pour leur inventivité, que ce soit dans les recettes de cuisine ou la détection d’opportunités de faire des affaires. C’est ainsi que dans cette branche encore très récente, de jeunes pousses se sont développées ces dernières années et cherchent à chambouler la donne pour essayer de chiper des parts du gâteau aux sociétés de livraison établies. Certaines d’entre elles pourraient bien, grâce à leurs idées très créatives qui ont conquis le cœur de leurs clients dotés de smartphones, attirer les millions d’investisseurs avisés.

Cuisinez vous-même avec les Jeunes gourmets

Le site Mr. Food est l’un de ces nouveaux venus aux dents longues, créé en 2014. L’idée à l’origine de la start-up séduira plus d’un apprenti cuistot : au lieu de commander dans des restaurants des plats finis, ce service, dont le nom chinois signifie en gros « jeunes gourmets », livre directement au domicile du client les ingrédients de base nécessaires à la préparation de certaines recettes, lavés, coupés, dans une boîte en plastique, proprement rangés en sachets séparés et faciles d’emploi. De cette façon, même les employés les plus surmenés peuvent s’offrir le plaisir de cuisiner à la maison, tout en s’épargnant la corvée des courses, le lavage, l’épluchage et le découpage des produits, et en un tournemain c’est un repas savoureux et raffiné qui atterrit sur la table. La page d’accueil de Mr. Food offre au client une liste impressionnante de plats chinois classiques qui vont du Gongbaojiding au Yuxiangrousi en passant par les plats de nouilles les plus connus. Sous chaque plat on trouve une recette illustrée qui se décline en tâches simples et peu nombreuses, faciles à réaliser.

Les entrepreneurs à l’origine de Mr. Food sont trois diplômés de l’université Renmin de Beijing qui ont renoncé, pour mener à bien leur projet, à leurs emplois bien rémunérés. Avec cette idée, ils reprenaient un service déjà réalisé dans certains pays étrangers, par exemple par l’entreprise américaine Blue Apron ou par la start-up berlinoise HelloFresh, qui exporte ses Foodbox sur le marché international depuis 2011. Un concept qui semble taillé sur mesure pour le marché chinois, où les scandales alimentaires sont fréquents, où les huiles de friture ne sont pas toujours changées en temps voulu et où l’hygiène en cuisine laisse parfois à désirer. Sur son fourneau bien à lui, le client peut, grâce à Jeunes gourmets, cuisiner des ingrédients bio à l’aide des huiles et des épices de sa cuisine. Il faut cependant passer commande la veille et ce n’est que le lendemain de la commande que les boîtes sont livrées de la porte à la porte.

Un chef cuistot dans votre cuisine

Celui qui ne se contente pas des ingrédients, mais veut également recevoir à domicile un chef cuistot, peut simplement télécharger l’appli Good Chef sur son smartphone. Cette autre start-up, également créée en 2014 et qui déploie son réseau dans des villes comme Shanghai, Hangzhou et Beijing, permet de commander les services d’un professionnel dans votre cuisine. Les cuisiniers diplômés qui travaillent en partenariat avec cette plateforme, arrivent chez le client en costume d’apparat, la toque et la blouse éclatantes de blancheur. Ils apportent avec eux, non seulement les ingrédients nécessaires, mais aussi à toutes fins utiles les équipements de cuisine. En un mot, ils se chargent de tout, même du nettoyage des ustensiles à la fin de l’opération.

Cette offre tout-compris-zéro-souci est proposé à un prix raisonnable, puisqu‘elle se compare à celui que l’on paierait pour des plats livrés à domicile. Si l’on choisit le menu « premier prix » à 99 yuans, soit à peine 14 euros, on obtient un repas à quatre plats qui comprennent viande et poisson, ainsi qu’une soupe. Par ailleurs, on a le choix entre diverses cuisines régionales du pays. Good Chef propose divers forfaits que ce soit pour les petites fêtesà domicile, les soirées d’entreprise ou les banquets de grande envergure. Ceux qui le souhaitent peuvent observer leur chef cuistot exécuter des trucs et astuces de cuisine ou échanger recettes et préférences culinaires. Contrairement aux autres services de livraison à domicile, il y a chez ce bon chef un aspect humain appréciable.

La cuisine « comme chez Maman »

Un contact humain qui est proposé aussi par Home-Cooked. Cette autre appli propose des petits plats livrés directement chez vous. Avec une différence subtile toutefois : les plats ne sont pas préparés par des chefs restaurateurs professionnels, mais par des cuisiniers amateurs des environs, dans leur cuisine personnelle. Les commandes doivent être passées en général la veille, pour donner le temps aux marmitons d’aller acheter les ingrédients et de les préparer.

Un système GPS fournit au smartphone des utilisateurs de Home-Cooked une carte qui situe les cuisiniers amateurs de leur environnement immédiat. Chacun d’entre eux possède une page profil et un menu généralement assorti de photos où il présente ses chefs-d’œuvre et ses créations originales, lesquels peuvent recevoir une appréciation de la part des clients.

Le 23 décembre dernier, à Jinan (Shandong), un restaurant lance le repas « Père Noël » à emporter.

Cette appli rassemble donc sur un mode nouveau, à l’heure du chacun pour soi et des foyers à une seule personne, ce qui était autrefois tout naturel, du temps de la cohabitation des générations : une personne cuisine et plusieurs personnes mangent.

Lorsqu’on déroule la liste des cuisiniers amateurs, on s’aperçoit vite qu’il s’agit le plus souvent de femmes d’âge mûr dont les enfants ont quitté le nid familial, ou encore de grand-mères qui souhaitent mettre au service d’autres personnes leur talent et leur expérience culinaires. Le fait de gagner un petit extra pour arrondir la retraite est accessoire pour nombre d’entre elles. La plupart sont surtout là pour partager avec d’autres leur plaisir de cuisiner.

Au début, les employés de la start-up s’occupaient personnellement de recruter les cuisiniers amateurs sur les marchés de victuailles de Beijing et d’autres grandes villes. Entretemps, ce concept s’est répandu et fonctionne suivant une dynamique propre. Grâce à l’entrée au capital de l’entreprise d’investisseurs importants, ce sont désormais des panneaux publicitaires qui font la promotion de l’appli dans les wagons de métro. Et les cuisiniers du dimanche s’enregistrent d’eux-mêmes sur le site de l’entreprise.

Afin de garantir les standards d’hygiène du service, chaque nouveau venu doit suivre avant d’être référencé une formation à l’hygiène alimentaire et présenter un certificat médical. D’autre part, des employés de Home-Cooked inspectent les cuisines des aspirants-chefs, leur donnent des conseils et des trucs et les aident à aménager leur page de profil. Ensuite, une séance d’essai est organisée avec des clients-test qui jugent le résultat et donnent une note aux préparations de l’impétrant. Un peu sur le même modèle que le service de location airbnb, Home-Cooked propose gratuitement à ses employés en free-lance les services d’un photographe professionnel qui prend des clichés appétissants de leurs préparations pour le menu virtuel.

La livraison des produits, et c’est peut-être là l’un des secrets principaux du succès de cette start-up, est faite par les cuisiniers en personne, que ce soit à Beijing, Shanghai, Guangzhou, Shenzhen ou Hangzhou. Un peu comme chez Good Chef, une composante humaine entre donc en ligne de compte. Celui qui commande des plats depuis chez lui a tout de même une opportunité de rencontrer quelques personnes de son quartier. C’est ainsi que les habitants d’un même quartier peuvent retrouver un petit peu de contact local.

Cette appli rassemble donc sur un mode nouveau, à l’heure du chacun pour soi et des foyers à une seule personne, ce qui était autrefois tout naturel, du temps de la cohabitation des générations : une personne cuisine et plusieurs personnes mangent. Un schéma qui se recrée sous une forme nouvelle des relations qui ont disparu. Et pour de nombreux cuisiniers amateurs, c’est simplement comme s’ils préparaient une portion supplémentaire. C’est ainsi que par les innovations de l’ère d’Internet, la boucle est bouclée comme par magie et on retrouve la joie de se rassembler autour d’une cuisine familiale. Laquelle est, pour reprendre les termes d’Auguste Escoffier, la base du véritable bonheur.